Quand ceux qui ont aidé partent les premiers (merci Mario Ramos, longtemps après)
28 décembre 2012
Bernard était plus qu'un collègue, pas tout à fait un ami, nous nous fréquentions peu en dehors du boulot. Au jour où pour des raisons bassement calculatoires, revenant d'un stage après un congé maternité, mais déjà très occupée au poste que j'y avais retrouvé, je m'étais retrouvée maillon faible théorique d'un service pour lequel on avait fixé au big big chef l'objectif de "dégraisser", j'avais fait l'objet d'une tentative d'intimidation violente (moralement) pour me pousser à partir. C'était mal me connaître, je suis nulle en attaque - je ne cherche pas noise à qui ne me fait pas tort - mais un warrior quand il s'agit de me défendre, surtout s'il s'agit indirectement de défendre les intérêts de mes petits. Mais dans un premier temps, le warrior, pris par surprise un soir d'une journée bien remplie à l'heure de tourner à la maison et cueillir l'un de ses enfants à la crèche, l'autre à la garderie scolaire, n'a su que résister sans s'effondrer ... pour appeler à l'aide à peine sorti du bâtiment. Et c'est Bernard que j'avais appelé. Qui avait fait ce qu'il fallait : me dire de passer chez lui, me présenter son compagnon (1), me faire boire un bon whisky, exposer l'essentiel de l'affaire, m'assurer de son soutien (2).
J'avais pu trouver les forces de rentrer chez moi. Bien dormi. Et étais revenue le lendemain bien décidée à défendre ma cause coûte que coûte. Bernard et ma responsable de l'époque m'avaient épargné cet effort : ils étaient première heure allés voir Big Big Chef afin de prendre ma défense : je bossais dur et bien, j'étais un élément solide, me virer était une erreur. Grâce à eux on m'a gardée.
(Quand certains me malmènent, que je désespère de mes frères humains, je repense à ce qu'ils ont fait pour moi et me dit qu'il existe quand même des personnes de qualité, des gens avec lesquels on pourrait travailler dans un réseau de résistance si besoin en revenait (3).)
Seulement voilà, quatre ans plus tard, alors que ma situation professionnelle, grâce à lui s'était stabilisée, Bernard disparaissait.
Il était celui qui avait aidé. Et moi je n'avais rien pu faire, rien vu venir non plus. Ce qui s'appelle rien. Ce décalage d'au bout du compte, une fois le temps passé, est quelque chose qui me laisse désemparée. Comme si celui qui aide une fois se devait d'être immortel - quelque chose comme ça -.
Pour Mario Ramos les choses sont plus diffuses, mais le malaise et la peine du même ordre. Je ne le connaissais pas personnellement. Mes enfants et moi faisions partis de ses lecteurs. Je ne l'ai croisé qu'une fois. Il s'agissait à Nanterre d'un très bizarre salon du livre, sur un samedi après-midi, (presque ?) dans les locaux de la préfecture, une foule d'auteurs rassemblés pour des dédicaces et quelques animations. C'était en décembre 2005, dans ces mois où ma vie était en train de me tomber sur la tête, les ennuis professionnels de treize ans plus tôt une blague à côté de ce que j'encaissais. Et puis le malheur numéro un, qui concernait ma fille, tombée malade à quinze ans (4) d'une saloperie Crohnique dont déjà son père souffrait. Je ne sais plus le circuit précis mais j'avais dû recevoir une invitation pour ce salon "auteurs signant en rang d'oignon" et il y avait un tirage au sort pour une BD, ma fille avait participé aux jeux (quelques questions ?) et gagné mais il convenait d'aller chercher le lot. C'étaient les jours difficiles entre diagnostic (établi) et place libérée en hospitalisation à La Maison de Solenn, on voyait l'enfant dépérir sans pouvoir aider, elle ne parvenait plus à manger ou si peu ou en ayant si mal. Comme c'était une période compliquée au travail (pour changer) je n'osais pas imposer des absences longues, tentais de jongler bravement entre un temps partiel trop fraîchement obtenu et de fragiles RTT (5). Bref, je m'étais dit, allez, même si aller à Nanterre est compliqué, alors chercher le livre, et que ça serait bon de retrouver quelques amis et connaissances parmi les signataires, souffler un peu - le père des enfants avait consenti à rester pour veiller -.
En arrivant sur la partie "jeunesse" du salon, une fois ma mission d'aller quérir le lot accomplie, j'étais tombée en tout premier sur une étiquette mentionnant le nom de l'amie de l'époque, dont j'étais sans nouvelles depuis le mois précédent qu'elle avait reçu un prix. Je comprenais qu'elle n'ait plus de temps à nous consacrer, savais, ce n'était pas la première fois que je connaissais quelqu'un qui attrapait du succès, comme on ne touche plus terre dans ces moments bénis (5bis). Il n'empêchait que dans ces jours perclus d'inquiétude, elle me manquait. J'avais donc eu un élan de joie, en constatant sa présence prévue, puis de retenue : tous les autres étaient déjà là, discutant entre eux ou avec quelques lecteurs, mais elle pas. Et aussi : pourquoi ne m'avait-elle pas prévenue d'une possible revoyure, alors que son agenda d'auteure à succès et le mien de mère-garde malade devant quand même aller travailler offraient si peu de plages communes ?
C'est alors que j'avais vu Mario Ramos, qui lui était bien là. Mes enfants étaient désormais trop grands pour réclamer ses livres, mais une nièce avait encore le bon âge et je venais de me souvenir soudain que Noël, que la difficulté de la période m'avait fait complètement occulter, approchait. Alors j'étais allée le voir pour demander pour elle une dédicace (6) et nous avions un peu parlé.
J'étais en ces jours-là et de partout secouée. Soucieuse comme on l'est quand un enfant est malade gravement et qu'on ignore comment il sera lorsque l'on rentrera. Éprouvée par mes propres tracas de santé - quoique bien plus légers, mais ça se cumulait -, peu confiante en leur père, en porte-à-faux dans mon travail (7). Je ne disais rien de tout ça, surtout à un inconnu, mais ça devait se voir que ça n'allait pas, surtout pour quelqu'un d'attentif et sensible. Du coup et comme il y avait du monde mais d'une façon modérée et que de toutes façons les lecteurs voyant un auteur occupé passaient d'abord voir quelqu'un d'autre puis revenaient, il avait pris du temps pour moi. Nous avions parlé de livres, de ce qui avait rendu les enfants heureux, un peu ; plaisanté de l'amie en retard, Si, si, elle va venir, m'avait-il, d'un bon sourire, garanti. Sans me connaître, par gentillesse, il m'avait ainsi offert une bulle de trève au sein de jours si sombres, que jusqu'à sa rencontre toute bienveillance avait fui.
L'amie finalement revue ce jour-là n'avait été d'aucun secours, et qu'elle ne le soit pas, ç'avait été un coup porté, une atteinte supplémentaire (8). C'était donc lui et aussi le conteur Victor Cova Correa, présent également et dont la magie de quelques histoires avaient permis un peu d'évasion, qui m'avaient aidée à traverser les jours d'après, en repensant aux paroles échangées avec l'un, et pour l'autre aux mots dits. Une fois hospitalisée, ma fille avait peu à peu remonté la pente, la maladie, traitée, devenait moins dangereuse. Mais un peu de doux, un peu de bon avaient été nécessaires pour tenir en attendant ce moment et je les dois cette fois-là à Mario Ramos principalement.
Je n'ai appris qu'hier son décès, peut-être avais-je croisé la mauvaise nouvelle avant mais sans la voir, tant je la refusais. À nouveau c'est quelqu'un qui aidait les autres, et qui part en premier. J'aimerais pouvoir dire à ses proches combien son travail et sa façon chalereuse d'accueillir ceux qui l'aimaient a pu compter. Au delà-même d'être des lecteurs heureux.
Ceux qui aident devraient pouvoir rester. S'en aller les derniers.
(1) hé oui, en ce temps-là déjà (grand sourire).
(2) très courageux, on entrait dans la période des vagues de plans sociaux, là où généralement chacun tente de sauver sa peau.
(3) c'est sans doute un peu étrange comme pensée, mais c'est celle que j'ai ; une sorte de référence ultime. Je suis de la génération dont les parents ont connu la seconde guerre mondiale directement et déjà suffisamment grands pour en garder souvenirs et séquelles. Quelque chose s'est transmis.
(4) Elle va mieux depuis et écrit à ce sujet.
(5) C'est peu dire que le formidable livre de Brigitte Giraud "Pas d'inquiétude" m'a bouleversée, comment des parents tentent de concilier leur travail, nécessaire à la famille et la présence auprès d'un enfant malade, et la solidarité des collègues qui offrent au père leur RTT afin qu'il puisse ainsi bénéficier d'un congé longue durée sans qu'il ne soit sans solde.
(5bis) N'est-ce pas, Joël ?
(6) et peut-être une autre pour mes enfants, tout en précisant que c'était plutôt pour les faire sourire alors que déjà grands.
(7) du mal à me concentrer, trop soucieuse. Et les urgences qui étaient notre mode de fonctionnement et que je ne parvenais plus à traiter avec la même efficacité.
(8) au point d'être restée plus de 9 mois amnésique de ce qu'elle m'avait répondu ce jour-là alors que nous parlions de la petite. Une amie prononçant la même phrase exactement, mais pour un tout autre sujet me l'avait "rendue".
(billet non relu, soyez indulgents)