Trop fatiguée pour écrire vraiment mais je sais que demain je serai à nouveau prise par mille choses (plutôt des bonnes, et le travail d'écrire) et n'aurai pas le temps et que l'impulsion du moment sera engloutie par les suivantes, à moins que vite : l'écrire avant la fin du monde pour que les survivants sachent qu'on ne fonctionnait pas bien, ou les extra-terrestres, mais voilà, c'est l'un des hommes de la rue du quartier où je suis libraire. Il est du genre doux, peut-être un peu à côté (mais de quoi ?), il se tient, presque élégant, un vestige d'accent (mais d'où donc ?) et voilà qu'aujourd'hui, à l'heure où nous étions ma collègue et moi tout occupée par des clients affairés, il est arrivé en détresse, S'il vous plaît j'ai besoin de téléphoner, il ne trouvait plus ses mots, j'ai perçu l'état de choc, vu son visage amoché, lui d'ordinaire si soigné, tendu le téléphone, mais au bout d'un moment il me l'a repassé, j'ai eu quelqu'un d'un service d'urgence, je suis sans doute restée trop calme, il m'a transmis une attente, puis de là un autre standard et puis le petit chien s'est mis à paniquer, il y avait les clients les aboiements du chien et ses grondements, l'homme tout mal et qui tentait de rester digne et de ne pas trop déranger, mais dont les yeux criaient À l'aide, ma collègue qui tendait d'écluser le flux de clients, Vous pouvez me faire un paquet cadeau, les questions d'une voix d'homme au service d'urgence (mais lequel finalement ? ou bien était-ce la police) et crier presque afin de couvrir les aboiements du petit chien qui percevait la peur, peut-être l'odeur du sang de l'homme tuméfié, et je répétais l'adresse, tentais de répondre à des questions qui me semblaient inutiles, d'autres, oui, logiques, d'autres que je n'entendais pas, d'autres de clients qui ne voyaient pas l'homme debout figé, le chien déchaîné et tremblant, ni le téléphone, puis la voix dit Je vous envoie quelqu'un, et je ne savais pas même si j'avais eu les Samu ou les pompiers, et ma fille qui précisément quand je raccroche et attrape une feuille de paquet cadeau appelle sur mon téléphone personnel pour un renseignement que je diffère calmement Je ne peux pas répondre je te rappelle après, et l'agitation, l'homme malheureux ne veut pas s'asseoir, je lui ai fait signe Ils vont venir, la bouffée de clients s'achève, avant le lot suivant je lui parle, il semble avec l'espoir avoir retrouvé un peu de cohésion, m'explique l'agression au couteau dont il a été victime et je le crois de toutes mes forces car il a besoin d'être cru (sans compter que c'est éventuellement la stricte vérité) (et que même si ça ne l'est pas, il a tout autant, voire d'avantage besoin d'aide), le patron revient au même moment que les pompiers - ah tiens c'était les pompiers -, et sans avoir entendu que j'avais dû plaider pour obtenir une assistance / Je suis libraire, vous savez, pas médecin, ai-je répondu à une question dont le but était clairement un éventuel classement sans suite concrète / il leur dit Cet homme est mon ami et il a besoin d'aide, et je le vois qui commence à pleurer, le malheureux blessé, enfin on l'a écouté. Les pompiers le prennent en charge, après je n'ai pas su.
Où donc dort-il à l'heure qu'il est ?
Assez vite le petit chien s'est calmé.
J'ai pu rappeler ma fille, qui entre-temps avait trouvé une solution à sa question.
Plus tard j'apprendrais que le matin même l'homme avait déjà demandé de l'aide mais que ceux qui étaient venus étaient repartis presque aussitôt. Requis sans doute par d'autres urgences aux adresses plus stables.
Quelque part erre peut-être un homme en phase délirante équipé d'un couteau - si notre blessé ne s'est pas trompé -.
Plus tard mon patron a eu des papiers à remplir.
Nous avons bu une bière. Présenté Vian à Sartres. Faits d'autres ventes et d'autres paquets.
À présent, il est nettement plus tard et je ne cesse de songer à ce billet chez M le Chieur, et qu'à Paris il y a tant de détresse et d'urgences et à ce point pas assez d'accueils possibles qu'il faut se faire l'avocat (1) de celui qu'on tente de secourir pour obtenir une amorce de chance qu'il le soit.
Les pompiers que nous avons vu étaient compréhensifs et courtois mais ne pouvaient pas faire grand chose après les premiers soins.
Alors ce n'est pas la fin du monde mais bien la fin depuis quelques années déjà d'une certaine idée de la civilisation.
(1) ou peut-être faire preuve d'une efficace panique ? J'ai perçu, et ce n'est pas la première fois, que d'être trop calme en appelant laisse croire qu'il n'y a rien qui nécessite d'urgence intervention - j'ai moi-même commis la même erreur lors d'une inondation chez nous pour laquelle mon fils, resté seul à la maison, d'un calme olympien m'appelait -. Or j'ai d'autant plus tentance à mobiliser tout mon sang-froid qu'il faut faire vite. Retenir aussi : tout humour est à bannir. Il semble être chez moi le dernier rempart. C'est mal perçu et totalement contre-productif.
addenda du 22/12/12 dans la nuit : Plus de 24 heures après, je reste encore secouée, non pas tant par ce qui s'est probablement passé (l'agression d'un gars qu'on estime et qui est déjà suffisamment dans le dur pour n'avoir pas en plus besoin de ça) parce qu'hélas ça on connaît, que par la difficulté d'obtenir une prise en charge, même si ponctuellement en s'y mettant à plusieurs et soutenus par le fait que celui-là en particulier on se serait sentis minables de le laisser tomber, nous y sommes parvenus.
Ça ne devrait pas être difficile comme ça, il faudrait que des secours, y compris pour les cas ne relevant pas d'une urgence vitale immédiate, puissent exister. On ne sortira pas de La Krizz en rognant sur la plus élémentaire des solidarités. Tout se passait comme si le malheureux était exactement au niveau de détresse qu'il ne faut pas : trop mal pour qu'on puisse aider avec notre bonne volonté d'humains voisins qui n'avons pas de connaissances médicales au delà des gestes élémentaires, pas assez mal pour relever d'un service de réanimation (je vous en prie ne me dites pas que ceux-là non plus ne font plus) et donc dans cette zone intermédiaire où il semble ne rester plus personne ou pas assez pour agir, secourir, bref aider.
Que faire, mais que faire ?