Le sac spécial Thons
30 décembre 2012
C'était je dirais au début des années soixante-dix. Les fins de mois avaient cessées d'être épouvantables pour mes parents et mon père n'était plus rendu fou de fatigue du cumul de deux boulots, c'était ces années où l'inflation n'était pas de pure hostilité envers les salariés dont les rémunérations étaient pour partie indexées - du moins en France (1), ça n'a pas duré -.
D'Italie, une de mes tantes ou cousine aînée (2) avait demandé puisque nous avions ce privilège inouï d'habiter Paris, ville si prestigieuse, si nous pouvions pour elle acheter un sac Vuitton, que bien sûr elle rembourserait.
Le premier réflexe de mon père avait été de dire Je te l'offrirai. Il n'a pas insisté quand plus tard il a vu le prix stupéfiant de l'objet.
Le premier réflexe de ma mère a été de dire : - Un sac quoi ?
Le mien de me demander quel sorte de sac ça pouvait bien être : je connaissais les sacs à mains, les sacs à dos, les sacs de couchages, les sacs à patates, mais que diable pouvait bien être un sac vui-thon ? J'imaginais aussitôt un sac à provision particulier, d'une absolue étanchéité et destiné aux jours d'aller chez le poissonier, histoire que la ménagère ne sente pas le merlan sur le chemin de retour au bercail.
Mon père a alors expliqué : - C'est une marque. Elle m'a dit qu'ils avaient un magasin sur les Champs-Élysées.
Puis avait décolé une de leurs sempiternelles disputes sur le thème Tu vas à Paris tout le temps dilapider l'argent du ménage (3), tu peux bien y aller pour rendre service. Ma mère protestant qu'elle n'était pas là pour satisfaire les caprices de snobisme des autres, et comment on va faire, avancer l'argent ? Ça va être hors de prix. Et puis comment savoir où c'est ?
Il est vrai qu'en ce temps-là, pas d'internet, pas même encore de minitel, j'ai l'impression que mes parents ignoraient l'existence d'un service de renseignements téléphoniques (ou la connaissaient mais craignaient qu'y faire appel ne fût horriblement coûteux) et les annuaires de la maison ne couvraient que le Val d'Oise où nous vivions.
Je crois m'être proposée pour aller chercher dans les annuaires de la poste. Le sac devait être pour quelqu'un que j'aimais bien, et je souhaitais couper court à la dispute. Comme d'habitude j'avais brillamment réussi à détourner les deux colères sur ma personne. Un moindre mal.
Ma mère, agacée a consenti à accepter, ajoutant un dédaigneux, Je demanderai à mes amies, qui aurait pu remettre le feu aux poudres étant donné qu'un autre grief paternel était que son épouse se prenne pour une bourgeoise et via ses activités sportives de femme au foyer fréquentât quelques dames d'un milieu social inconvenant pour une femme d'à peine plus qu'ouvrier.
Mais mon père s'était dit que l'essentiel était dans l'achat consenti et avait poursuivi sa colère sur un autre sujet, une fois la tempête lancée, il n'était pas immédiat de l'apaiser. Dans ces moments-là même ma petite sœur pouvait tomber dans le collimateur. Je tiens à préciser que mon père n'était jamais violent physiquement, il ne frappait pas, mais sa force présentait une menace, le fait de sentir qu'il se retenait au prix d'un grand effort, et ses colères des ouragans. Persuadée que je devais protéger ma pauvre petite sœur de la dynamique destructrice des parents j'étais la seule à m'opposer frontalement lorsque vraiment ils dépassaient les bornes. Et je me réfugiais dans le travail scolaire à outrance, c'était ce qui dépendait de moi, ce qu'ils respectaient, mon havre de paix. Il faut parfois se méfier d'une forme d'excellence scolaire, qui crie une détresse.
J'espérais vaguement que l'achat du sac serait l'occasion d'une expédition collective : ma mère, ma sœur et moi ; l'opportunité de découvrir un quartier que je n'avais fait que très rarement croiser. Seulement ma mère, comme pour compenser le dérangement, avait profité de la bénédiction du mari pour s'accorder un jour de liberté alors que nous avions classe. Je me souviens vaguement d'avoir pressenti quelque chose à la voir en semaine habillée en dimanche de ceux où quelqu'un vient - fête de famille, plus rarement collègue du père -. Elle avait dû se dire, non sans raison, que si elle entrait dans une boutique de luxe avec ses vêtements quotidiens on ne la prendrait pas pour la cliente que les circonstances faisait d'elle. Elle ignorait qu'il n'est plus fort marqueur de décalage social que le fait d'avoir l'air endimanché. Je l'ignorais aussi à l'époque et nous croyais sincèrement plus beaux avec nos "beaux" habits, lesquels de toutes façons devaient sembler minables à qui s'y connaissait.
Au soir la mère était de retour, le dîner de retard, mais l'excuse de marbre, Je suis allée chercher le sac pour xxx, mon père n'avait pas crié ; ma mère avait raconté son périple, les vendeuses méprisantes et surmenées, l'agitation, certains clients qui faisaient des achats énormes entre lesquels il fallait parvenir à s'intercaler, les prix qui stupéfiaient et qu'elle n'avait pas eu le courage de demander un paquet - mais après tout ce n'était pas un cadeau -. Elle avait ajouté qu'elle ne comprenait vraiment pas ce que tout ces gens à ces sacs-là trouvaient.
- Mais qu'est-ce qu'ils ont de spécial, ces sacs ? Je souhaitais comprendre, ma petite sœur, vive et curieuse de tout, voulait voir, alors ma mère avait précautionneusement entrouvert l'emballage, si soigné qu'il ressemblait en tant que tel à un paquet pour un cadeau, et nous avions découvert cette texture granuleuse, ce marron à nos yeux quelconque et les lettres enchassées dont je trouvais qu'elles gâchaient plutôt l'ensemble qu'autre chose.
- Mais, on dirait même pas du cuir !
Je ne sais plus qui de mon père ou moi avait poussé l'exclamation. Nous qui étions habitués aux doux contact des objets (sacs ou chaussures) de maroquinerie italienne et que nous rapportions de nos vacances, si agréables au toucher, si souples, étions incapables de comprendre que les Italiens apprécient cette texture granuleuse, lointaine et piètre imitation du matériau que nous trouvions beau.
Ma cousine ou ma tante avait été si heureuse de son achat par notre intermédiaire qu'il y eut d'autres demandes, pour d'autres personnes de la parentée ou de proches amies. Il y eut donc d'autres expéditions. Un jour la mode a tourné ou bien ma mère est parvenue à faire entendre que vraiment ça devenait trop ou mon père s'est rendu compte qu'ils n'avaient pas les moyens de faire les avances nécessaires - tout en ayant trop de fierté pour réclamer paiement préalable -, bref, un jour les expéditions Vuitton ont cessé.
M'est restée de l'expérience, le souvenir d'une dispute de plus, une solide indifférence des marques, pour moi définitivement rangées au rayon "on dirait des gosses à la récré qui veulent faire leur crâneurs" et complètement inutiles, sauf pour les stylos plumes (4), certains cahiers (5), les raquettes de tennis (6) ou les chaussures de foot (7).
J'avais oublié cet épisode pourtant symbolique d'un monde en train de basculer vers le consumérisme alors qu'en dehors des marques de voitures, il nous était longtemps resté totalement étranger, tout juste si on remarquait que telle lessive par rapport à telle autre avait un "meilleur" parfum. Pour le reste, on s'en foutait, l'essentiel était le produit ou l'objet et qu'il remplisse convenablement sa fonction.
Ce sont les commentaires après une photo de Nawal, celle dont la fin du monde est formidable, qui m'ont soudain fait revenir ce souvenir du sac en cuir qui n'y ressemblait pas.
(1) Je crois me rappeler qu'en Italie ils avaient quelque chose que les adultes appelaient "la scala mobile" et voyais bien chaque année qu'alors que nous nous enfoncions dans une nouvelle période très serrée, la famille prospérait.
(2) Phénomène courant dans les familles nombreuses et celle de mon père l'était : entre les enfants de mes oncles les plus âgés et ma sœur ou moi - filles tardives d'un puîné - , il existait presque une génération d'écart.
(3) C'était archi-faux. En plus que la plupart des expéditions de la lointaine banlieue vers Paris avait pour but ... de nous habiller chez Tati. Et le grand luxe alors était de faire escale le midi afin de manger un croque-monsieur dans une brasserie. Le deuxième grand luxe étant de prendre de l'eau gazeuse pour accompagner au lieu de l'eau du robinet.
(4) Entre Parker, Waterman et les ancêtres des jetables aux couleurs joyeuses, mon cœur oscillait. Je m'en faisais offrir certains jolis aux grandes occasions, qu'on me volait au collège ou au lycées dans ces moments où il nous fallait laisser nos cartables dans tel ou tel endroit sans pouvoir les surveiller.
(5) Gauchère qui souffrait d'être obligée d'écrire dans le mauvais sens, j'avais trouvé dans les Clairefontaine et leur glisse inhabituelle pour l'époque, un précieux allié. Grâce à eux je pouvais écrire aussi vite qu'un droitier dont le cahier grattait.
(5) Si tu as la raquette de Björn Borg, tu joueras aussi bien (peut-être ?).
(7) Certaines chaussures courent plus vite que d'autres, ce n'est pas Gilles qui me contredira.