Ce soir, en lisant
Longtemps j'ai déploré d'être née trop tard pour mai 68, mes cousins et d'autres amis que j'ai fréquentés ensuite et qui me rendaient une bonne dizaine d'années, en parlaient comme d'une belle bouffée de liberté. C'était les plus âgés qui se souvenaient du reste, des pénuries, de la crainte de manquer, cette peur moulée par leurs années de guerre, vécues enfants, et qui revenait. Hé hop si ma tante G. en cours de repas de famille longtemps encore plus tard se hasardait à prononcer le mot "chienlit", celui-là même qu'avait dit le vieux monsieur tout gris et toujours fâché qu'on voyait parfois à la télé, tout le monde se mettait à se disputer. Mais c'était des disputes rigolotes, comme les bagarres dans Astérix (découvert lorsque j'avais une dizaine d'années), d'ailleurs ça se finissait souvent que les grands rebuvaient en portant un toast au sujet de leur dispute et je comprenais qu'ils s'étaient fâchés pour de rire. Moi j'aurais bien voulu savoir si chienlit était un gros mot ou pas ou si ça voulait dire qu'un enfant avait fait pipi au lit - mais je n'ai jamais osé poser la question -. Ça se disait plus, hein, de toutes façons.
Pour moi donc, mai 68 c'est le balcon de la nouvelle maison de mes parents, on déménage et le camion n'arrive toujours pas (un problème d'approvisionnement d'essence je crois). Et moi qui espérais tant que mes parents seraient enfin contents, cette petite maison était leur rêve, moi seule était triste de quitter mon Chambourcy chéri, je les vois se disputer à nouveau. Alors je suis assise sur le tabouret jaune en formica (1) sur le balcon parce qu'il fait beau et que peut-être cette maison toute vide m'impressionne et aussi parce que le balcon c'est bien pour guetter.
Et surtout que je ne sois pas la cause des nouveaux cris. Que je sois la porteuse de la bonne nouvelle, Le camion arrive !
Il a dû finir par le faire, le souvenir reste incomplet.
L'autre souvenir mais que je ne sais dater c'est un peu de famille d'Italie (je dirais ma tante Maria, mais peut-être elle, c'était une autre année), qui devait venir vite fait dans la nouvelle maison. Mais qui arrive trop tôt par rapport à tout ce qui reste à installer et surtout ... qui ne peut pas repartir car les trains (ou les avions ? Non, sans doute les trains, seul Zio Piero avait les moyens en ce temps-là de prendre l'avion) sont en grève.
Moi je suis plutôt contente parce qu'au lieu des perpétuels reproches que les parents se croient obligés de m'infliger sous couvert de Bonne Éducation (Tiens-toi droite ! Parle pas la bouche pleine ! Mange ta soupe ! Suce pas ton pouce !), j'ai droit à une paix relative, à me glisser hors de table avant la fin officielle du repas, et puis quand de la visite est là, ils ne se disputent presque pas. Enfin j'aime beaucoup la musique de l'italien même si ça m'agace de ne pas comprendre.
Je viens grâce à Elsa Osorio d'en récupérer un 3ème. Je me souvenais très vaguement de perplexités parentales face à des approvisionnements aléatoires, eau, gaz ou électricité : le quartier était encore en plein chantier, certains pavillons complets et occupés, d'autres non. Alors ils ne savaient jamais si la coupure était due à "ce qui se passait" ou aux travaux. Ce qui m'inquiétait c'était la lumière (je veux dire son absence) si la nuit approchait et puis le gaz si c'était bientôt l'heure de manger. Et puis aussi : c'était les premières fois où je voyais quelque chose en panne et que mon papa n'était pas à même de réparer.
Voilà que ce soir, je lis :
"Elle fait chauffer sa cafetière sur le fourneau à gaz et sourit de découvrir que les coupures touchent aussi le gaz, la flamme est minuscule et le café tarde à se faire." (2)
Et soudain me revient l'image de ma mère, exaspérée parce que ça ne cuit pas, inquiète d'un défaut de l'installation neuve, Non ce n'est pas une fuite, ça ne sent pas, et moi qui découvre et comprend, que flamme haute = ça chauffe plus fort, flamme basse = moins fort = les pâtes sont prêtes après la tombée du soir (3). Et par ricochet, peut-être parce qu'on aura répondu à ma salve de "Pourquoi ?" que les boutons sur la gazinière permettent un Fort et un Pas Fort. Sauf que ces jours-là même le Fort est Pas Fort et le Pas Fort s'éteint (ou bien : ma mère craint qu'il ne le fasse). Et j'ai peur que Papa crie si quand il rentre de l'usine le dîner n'est pas prêt.
Mais donc et oui, ce souvenir là : en ce temps-là le gaz en grève pouvait signifier : fourni mais réduit.
(Pourquoi suis-je si reconnaissante de cette bribe retrouvée ? Merci à Elsa Osorio)
(1) C'est pas une blague, les chaises assorties ont survécu qui équipent la Normandie.
(2) Elsa Osorio "La Capitana" (Métailié, p 263)
(3) L'éventuel délai du midi ne m'inquiétait guère, je n'avais pas idée de l'heure. Mais le soir mon père rentrait et que la nuit tombe signifiait qu'on allait me mettre au lit peu après.