Ce matin, maison
C'est @virgile_ qui m'aura avertie d'une mort annoncée et en me faisant sourire ce qui est un exploit, car si je ne fais pas partie des fans éplorés je suis de ceux que cette nouvelle rend plutôt triste, ne serait-ce que comme marque du temps écoulé.
Mon souvenir personnel des Bee Gees est comme qui dirait un tantinet ... décalé.
J'ai onze ans, peut-être douze, en tout cas dix au moins.
Un hypermarché vient de s'ouvrir dans la ville de banlieue voisine. Deux ou trois kilomètres à pied. Par leur mère ou des conversations captées, certains copains du quartier ont entendu dire qu'à cette occasion il y aurait fête, des tas de trucs à gagner et même peut-être un goûter.
Eux qui ont peu de liberté ont obtenue celle de pour une fois quitter le quartier. Je demande la permission à mon tour. Il y a intérêt que je l'obtienne car ils ont annoncé haut et fort que j'en étais - je suis une fille et bonne élève, je sers de caution morale -. À l'inverse ma mère n'est pas ravie que je parte en expédition aussi loin avec ma bande de traîne-la-rue. Néanmoins elle consent.
Il va de soi que je serai rentrée avant le retour du père afin d'éviter toute complication.
Une condition de notre escapade est aussi de n'y pas aller en vélo. Il y aura en effet au delà de notre petite ville et de celle qui voisine, une ou deux méchantes artères à passer dont une en tournant à gauche à l'aller, pour les mères, trop de danger. On se laisse faire : c'est une époque où dès tout gosse, ne serait-ce que pour aller à l'école, on est habitués à marcher et puis il faut bien dire que là-bas on connaît pas les bandes, alors les vélos on a peur de se les faire chourer. On s'efforce de décourager quelques petits (1) par le nombre lointain de kilomètres et puis enfin c'est parti.
Il y a là-bas des animations. On ne nous avait pas menti. C'était pas une blague, c'était pour de vrai.
La consigne qu'on s'est donnés est de ne surtout pas faire d'âneries, rien voler. Au plus voyou d'entre nous on a intimé l'ordre de se contenter de faire du repérage. Tu ne vas pas nous faire virer dès le début (2). Et puis un hyper, on se disait vaguement que ça devait super pas rigoler si on se faisait poisser. Peut-être qu'ils risquaient direct d'appeler la police.
Je ne vole pas. Ce n'est pas de l'honnêteté, j'ai le sentiment que l'injustice est dans le fait de n'avoir jamais assez d'argent pour acheter le peu qu'on voudrait, c'est que j'ai fait vœu de ne jamais déformer, sauf dans des histoires ou sur une scène, la vérité. Or voler, c'est devoir tôt ou tard produire de véhémentes dénégations de ce qu'on a fait.
Au début de la visite, je surveille un peu la petite troupe, en particulier Philippe, qui chez lui est tenu si fort qu'il tend à l'extérieur à parfois déconner.
Mais très vite, je suis captivée par ce qui se passe sur un podium, où un animateur comme à la radio au jeu des mille francs pose des questions de culture générale, et offre des lots aux bons répondants. Parmi ceux-ci pas mal de nunucheries, seulement j'aperçois des livres. Alors j'y vais.
Petite foule qui se presse et moi alors un poids plume pour mon âge et pas bien grande non plus. Plusieurs bonnes réponses me passent sous le nez, je savais mais personne n'a vu que je levais la main.
Alors je me faufile. Il faut bien qu'il y ait quelque contrepartie à être petit(e).
Je parviens au ras d'une table sur laquelle sont entreposés les prix. Quand je dis au ras, c'est que mes yeux passent à peine au dessus du niveau du meuble, lui-même surrélevé du fait d'être sur le podium.
L'animateur a posé sa feuille avec les questions. Face à lui. Mais je sais lire à l'envers et écrire en miroir aussi. Alors je les lis à l'avance, en repère une à ma portée, attends qu'il l'ai posée et bondis si vite à me manifester pour répondre que puisque je suis sous ses yeux il ne peut m'éviter.
Je crois me souvenir d'une question historique, quelque chose en lien avec "Les trois mousquetaires" ou "Le conte de Monte-Cristo", que peut-être il s'agissait d'histoire mais qu'en ayant lu les livres et d'y croiser l'époque on savait.
Il m'accorde la parole avec la condescendance de Jacques Martin envers les gamins de l'école des fans, je donne la bonne réponse, il est un peu surpris - bref conciliabule avec la personne qui organise, le jeu n'est pas pour les enfants -, mais il a dû voir que je risquais de ne pas me laisser faire, qu'une bande de gosses soudain s'était rapprochée, et puis après tout.
Il me remet mon lot et je suis affligée : ce n'est pas un livre mais un disque.
Un disque avec des types chevelus dessus, un peu comme mes cousins.
Je n'ai rien contre la musique, j'aime bien quand ils m'en font écouter. Mais voilà, à la maison c'est un peu compliqué : mon père ne veut rien entendre d'autre que du classique, il est le maître absolu du grand tourne-disque suisse blanc (3). J'ai quant à moi un petit crin-crin du genre de cadeau de Noël d'entreprise aux enfants des salariés méritants, mieux que rien mais tout ce qu'il y a de plus mono et crachouillant. Alors un disque ne peut être écouté que pendant les heures où le paternel est au travail et la musique passée pas trop fort sur un appareil qui ne restitue le son que très imparfaitement.
Un livre que l'on peut déguster en silence et sans équipement intermédiaire c'est tellement mieux.
Mais bon, voilà, moi c'est un disque que j'ai gagné et l'hésitation qu'ils ont eue à me le confier me fait clairement comprendre que je n'aurais rien du tout si je tente de négocier.
Les potes m'entourent. Ils ont été épatés que j'aie su répondre et me faire entendre parmi tous ces gens.
Plus tard à un jeu pour les gosses, nous gagnons des épées en plastique. Et puis je crois me souvenir aussi d'une distribution de sodas sucrés et de gâteaux industriels et que comme j'ai soif et faim j'en bois et j'en mange mais vaguement écœurée.
Après, il est temps de rentrer.
Mon disque suscite davantage de moqueries que de convoitises, "The Bee Gees", c'est qui ces nuls ? Tu t'es fait avoir.
Personne n'a jamais entendu ces noms-là, les mecs sur la photos sont de parfaits inconnus, le terme de déstockage n'a pas encore été inventé mais on pense bien qu'il s'agit de ça. À Continent ils sont pas fous, ils auront mis comme cadeaux des trucs dont personne ne voulait.
En même temps c'est pas mal : personne ne va tenter de me piquer mon trophée. Comme il est du genre fragile ça se serait forcément plutôt mal terminé. Alors que là, un jour, je pourrai l'écouter.
Ce jour viendra longtemps plus tard. Je reconnais un peu de Beatles en mal chanté (4). Il y a un morceau, alors intitulé "Morning", qui me plaît bien. Le reste me rappelle "California Dreamin''" ou les Beach Boys ; je me dis aussi qu'il faudrait que le chanteur travaille un peu sa voix.
Il le fera mais dans un sens qui surprendra, à l'instar des Rubettes qui cartonnent si fort en 1974-75 qu'on les entend dans le moindre supermarché entre un Johnny et un Cloclo. Je n'ai rien contre ces voix aiguës sauf que les copains qui sont en train de muer prennent un malin plaisir à les imiter et alors sauve qui peut.
Alors que je suis en 3ème, quelques années après, j'entends un jour une camarade de classe se moquer d'autres qui "en étaient restés au Beatles et ne connaissaient même pas les Bee Gees". Je mets un moment avant d'aller vérifier qu'il s'agit du même nom que sur la pochette du "disque de Continent". Il me restera un doute qu'il s'agit bien des mêmes, mais en ce temps-là comment vérifier, il n'est question d'aucun Bee Gees dans l'encyclopédie familiale en quatre volumes Quillet. Le Petit Larousse c'est même pas la peine d'aller regarder.
Parmi mes copains qu'ils soient des pro ou des anti- Bee Gees (5), de ceux que la fièvre du samedi soir a atteints ou fait rigoler, aucun ne sait assez de leur histoire pour me confirmer ou non qu'il s'agit bien d'eux. Comme on a peu vu les musiciens du film devenu culte, on ne peut même pas physiquement comparer et personne n'a le disque alors on ne peut même pas voir sur la pochette.
Le mystère restera si entier que je vais l'oublier. En ces années-là je ne suis pas très préoccupée de musique à danser et par ailleurs après le bac plutôt occupée (6). Il me faudra Fame, puis Flashdance avant de me réveiller. Ainsi qu'un petit jeune, beau comme un belge, qui déboulerait 5 ans après et mourrait tôt, déjà fantôme, avant de devenir vieux.
Ce n'est que très longtemps plus tard, rangement ou déménagement, et l'internet à proximité que j'aurais la clef de l'énigme, qu'il s'agissait des mêmes, mais avant le succès.
(1) Certains parents étaient réticents à toute vraie sortie, c'est-à-dire en dehors de la cité, mais dès lors que la permission était accordée il était de bon ton que les aînés se chargent des petits. C'était sans doute façon de les lester et de les contraindre à agir en responsable. Ma petite sœur étant d'un tempéramment casanier, j'étais chanceuse.
(2) En ce temps-là le chapardage infantile était tenu pour ce qu'il était et donc on engueulait le gosse, s'il recommençait on appelait les parents - les pères d'alors étaient tenus de savoir manier le martinet - ce qui calmait bien des vocations. Celui qui piquait était repéré par les gardiens et fermement interdit de magasin. Il m'est arrivée de temps à autre d'accompagner un copain que sa mère avait envoyé en courses pour pouvoir les faire à sa place puis on revenait ensemble avec les achats et ainsi elle ne savait pas que son gosse était devenu à la supérette locale gamin non gratum.
(3) Le très peu d'objets auxquels je m'attache, on me les enlève. Celui-là a disparu, mon père a dû, de même que le vélo de mon grand-père, le donner à quelqu'un. Ma mère a jeté d'autres choses. Sans parler d'autres. Tout se passe comme si personne n'envisageait jamais que je tinsse à quoi que ce soit.
(4) Sur "Paperback writer" ou "Ticket to ride" ils sont, à un bref moment, faux.
(5) En gros le rock, le métal et le punk naissant, c'est un truc de mecs et de la vraie bonne [musique] et le disco un truc de filles ou à la rigueur pour draguer. L'absence de catégorisation homophobe étant dans ma banlieue et en ce temps là liée à un déni parfait : des hommes qui aiment les hommes ça ne peut tout simplement pas exister.
(6) article de Pascale Krémer "Les plaisirs de la classe prépa" 19 mai 2012