Aspirations désespérées
29 janvier 2012
Ce matin dans ma cuisine, au petit-déjeuner
"Je mesure, une fois encore, le décalage incroyable que dix ans - la collègue en question a quarante et un ans - ont introduit dans les manières de sentir et de voir, de dire, de vouloir. Cette génération [...] me semble étrangement prosaïque, platement positive, comme si la fermeture de la perspective d'un changement politique radical, avec ce qu'elle supposait d'attention au monde extérieur (1), de largeur de vues, d'énergie, s'était répercutée jusque dans les derniers replis des cerveaux et des cœurs. C'est une humanité terre-à-terre qui nous talonne, sans principes généraux, sans aspirations qu'étroites, mi-professionnelles mi-familiales, rien au-delà. J'ose à peine imaginer ce que sera la troisième génération. Mais j'aurai quitté la scène lorsqu'elle fera son entrée."
Pierre Bergounioux, "Carnet 2001 - 2010" (Verdier, page 19)
Je suis, je crois, de cette génération d'après, grandie à l'heure où l'utopie avait presque eu lieu et qui s'effondrait. Il nous a fallu nous insérer dans un monde professionnel dans lequel ceux qui l'avaient défendue puis avaient renoncé avait déjà pris place, plus durs en fait que leurs aînés, plus âpres encore à appliquer les concurrences et individualismes qu'ils avaient cru combattre à peine dix ans plus tôt.
Nous avions perdu les illusions que nos grand-frères avaient. Peu d'alternatives. La prise de conscience était aiguë du fait que la plupart des êtres humains ne savent pas fonctionner sans un sens maladif de la propriété, un besoin de se sentir supérieur au voisin (l'enfoncer plutôt que l'aider, rajouter des barrières). Beaucoup de gens par peur d'eux-mêmes (?), refus d'assumer (?) (2), n'aiment rien tant que subir les contraintes de "rules and regulations" (en anglais ça dit mieux, je trouve) et qui veulent que tous s'y soumettent et se délectent du moindre petit degré de pouvoir qui leur est concédé.
Alors oui, la plupart d'entre nous s'est cantonnée à son pré carré, tentant de limiter la casse des injonctions impossibles, surtout pour les femmes et mères de jeunes enfants, qui nous étaient imposées. Nous étions sommés de tout concilier.
Et aussi : laisser tomber humanisme et solidarité au profit d'une sentimentalité de télé.
Pendant ce temps en milieu professionnel fleurissait l'obligation de savoir-être qui remplaçait le savoir-faire beaucoup moins totalitaire. Nous sommes la génération qui a dû passer de : Si tu fais bien ton travail on te fout la paix (3), à : pour le moindre petit job il faut veiller à te comporter conformément à l'idée que les dirigeants se font de l'être performant.
Où trouver la place pour la moindre élévation ? Comment se révolter contre une si insidieuse oppression ? Quelles aspirations retrouver lorsque celles dans lesquelles on a grandi se sont trouvées anéanties ?
Ce n'est pas un hasard si la seule victoire collective, après des heures militantes, que j'aie connue ait concerné deux personnes et elles seules, rien de plus général, même si on agissait sur fond de défendre la liberté de témoigner.
Je suis de la génération qui s'est fait couper l'herbe sous le pied. Il n'y avait plus rien de général à défendre, les élans étaient brisés et nous-mêmes trop pris par sauver du quotidien ce qui pouvait.
J'avais légèrement repris espoir en 2011 avec ces révolutions si irrésistibles qu'elles l'ont presque partout emporté, malgré des répressions sans retenue. Mais il sembleraient qu'elles soient déjà confisquées.
Et j'ai presque peur de n'avoir pas encore quitté la scène lorsque la suite aura fait son entrée.
Reste l'internet pour résister, si on ne se le laisse pas confisquer.
(1) Cette remarque est pour moi curieuse qui ne cesse de me demander pourquoi dans ces carnets entre si peu du monde extérieur, justement. C'est sans doute délibéré, mais pourquoi ?
(2) Il est si facile de dire, "J'obéissais"
(3) Déjà que ce n'était pas toujours facile dans les conditions qui advenaient. Toujours plus de rendements en étant toujours moins pour y arriver et des progrès techniques qui faisaient perdre d'un côté (pannes, bizarreries et autres dysfonctionnements) le temps qu'ils étaient censés faire gagner.
addenda de 14h09 : entre-temps et comme en écho à la dernière phrase de ce billet, ce lien via quelques-uns de mes twitteliens préférés est parvenu jusqu'à moi
ACTA - the new thread to the net
avec une pétition que l'on peut y signer.