Aimer le cinéma peut vous sauver la vie
25 septembre 2011
Soudain, dans ma cuisine.
C'est un lien joyeux partagé sur Twitter par Florence Porcel qui à une minute quatorze de sa consultation m'a révélé l'effarante vérité : je dois peut-être d'avoir la vie sauve à une séance de cinéma de vingt-cinq ans plus tôt, une séance d'un film pour ados vue alors que j'avais à peine passé l'âge, et qui je le croyais, ne m'avait pas marquée plus que ça, il s'agissait de divertissement pas de profond cinéma ; ce que Tchernia appelait un film digestif.
Mais voilà, quand un soir de l'hiver précédent alors que je dévalais en vélib l'avenue de Clichy partant de La Fourche et filant vers la Porte, quelle chance - croyais-je - les feux sont au vert, et qu'une voiture sans prévenir de rien ni même vérifier que personne n'arrivait en face, s'était mise à faire demi-tour juste devant moi, à même distance-temps que la portière s'ouvre dans le film devant le skater, j'avais su que freiner était inutile, eu une seule pensée "au-dessus ça peut pas", et ce réflexe désespéré de contourner avant même que le cerveau l'ait délibérément commandé. Sur le trottoir, des gens ont hurlé, l'automobiliste responsable qui arrivait en face - une grosse voiture fiable et confortable mais qui l'eût été moins si son pare-brise m'avait réceptionnée - avait pilé, j'avais exécuté mon zig-zag comme un totero une parfaite esquive, et personne n'a été blessé (1).
Le réflexe de contournement au lieu de l'essai de frein vient probablement du fait que les images du film, cadrées comme elles l'étaient, avait fait office de répétition de situation. Et quand le cerveau pensant, trop lent, a décroché du pouvoir sur les gestes à accomplir, cette mémoire aurait pris le relais (2).
Ce n'est pas la première fois, mais sans doute la plus physique, que le cinéma vient à mon aide pour un moment où je me sens en danger d'une façon impuissante, je ne m'y suis pas mise, on m'y a placée et d'une façon qui me stupéfie.
Longtemps avant, alors que l'entreprise pour laquelle je travaillais essuyait quelques ennuis fort médiatisés, des objectifs de diminutions d'effectifs avaient été fixés aux cadres supérieurs dans chacun de leur service. Celui qui dirigeait celui où j'étais venait d'essuyer quelques échecs sur des tentatives précédentes, entre autre sur une femme qui avait passé depuis peu des diplômes de droit et qui sur son cas personnel avait effectué ses premières armes d'avocate. Revenue de fraîche date d'un congé maternité suivi d'un stage de formation qui n'avait pas été suivi d'un nouveau poste, j'encombrais ; et mère de famille fraîchement émoulue, semblais la plus vulnérable des restants - next on the list -. J'ignorais ce qui se tramait. Ceux qui travaillaient directement avec moi louaient le boulot que j'effectuais, je me croyais, ô naïve, sur un courant ascendant. J'étais au bord d'être lourdée, je m'imaginais proche d'une augmentation. Le Big Chef demande un soir à me voir, pile au moment détesté des jeunes mères de familles qui doivent foncer récupérer à la crèche leur marmot. Je n'avais eu que le temps de prévenir le jeune père ou pire, de dire à une collègue et amie d'appeler à ma place, d'expliquer que j'étais convoquée.
Et je m'étais retrouvée face à une menace de licenciement sous forme d'une tentative d'intimidation conjointe de la part du décideur et de mon N+2 de l'époque, lequel la veille au soir encore venait de me féliciter. J'ai été sauvée par ma conscience d'innocente et de bosseuse bête : je n'avais pas démérité, rien à me reprocher et le savais. Mais l'applomb du traître, le féliciteur devenu accusateur, me laissait désarmée. La seule pensée consciente qui me restait était Ah ben maintenant, je comprends comment ça marchait la collaboration ! tout en songeant aux bignoles faussement chaleureuses qui dénoncèrent sans vergogne les juifs de leur immeuble, parmi les habitants.
Pour ma défense salariale de cinquante ans après, ce genre de réflexion était de toute inutilité. J'ai cru comprendre à retardement que j'étais à ce point prise au dépourvu qu'aucune réflexion ne m'était plus possible et qu'en fait c'était ma mémoire culturelle qui avait commencé à être parcourue par ma conscience en détresse, à la recherche d'une situation semblable : je ne sais pas résoudre le problème posé, je cherche un cas similaire et à m'y référer. D'où cette pensée bizarre d'un passé qui ne m'appartenait pas. C'était en fait mon petit browser interne qui bossait.
Et qui tombait enfin sur "L'aveu" de Costa Gavras, avec Yves Montand qui répétait "Posez-moi des questions précises. Qu'est-ce qui m'est reproché ?".
J'ai senti que mon calme les surprenait (ils ne s'attendaient certainement pas à avoir Yves Montand en face, ni même Simone Signoret).
Et comme il n'y avait rien de précis, qu'une vague insuffisance totalement contradictoire avec ce que me disait le demi-chef encore la veille au soir, j'ai repris contenance, offert quelques variantes - Very Big Chef étant cultivé n'allait sans doute pas tarder à s'apercevoir de la supercherie -, et nié en bloc tout manquement potentiel, ce qui était assez facile : j'avais été irréprochable (ce qui l'était moins).
Je restais pâle et calme, défaite (3) mais non sans sang-froid. De toutes façons dans le film Yves Montand ne s'était pas laissé faire comme ça.
Et puis ces deux types étaient des bourgeois, moi une ex-gosse de banlieue, et à moins d'une arme dans un tiroir du bureau, je savais que si à force qu'ils insistent la colère blanche absolue me venait, je pourrais leur casser la gueule et quelques autres pièces de leur anatomie assez efficacement, avant qu'ils n'aient le dessus. Le Big Chef était un cerveau face auquel je ne faisais pas le poids, mais un couard de première, et de courage je ne manque pas.
Il a dû sentir qu'il valait mieux cesser, a décidé de remettre au jour suivant travaillé la suite de cette "conversation".
Soigne ta sortie, m'a soufflé la voix de cinéma. J'ai donc encore été capable au moment de fermer la porte de lancer une dernière phrase que j'ai oubliée, mais pas le calme, la voix blanche ni qu'elle voulait dire, je ne comprends pas ce qui vous prend. Et j'ai fermé la porte, sur leur silence, doucement.
Un de mes collègues qui logeait non loin m'a récupérée chez lui - j'avais réussi, épuisée, à lui téléphoner, il m'a dit Viens vite -, où je me suis effondrée. Il m'a garanti que eux, ceux qui me voyaient bosser tous les jours étaient au contraire très contents de moi (les deux autres avaient fini par m'en faire douter, surtout celui à veste retournée) ; et qu'il verrait quoi faire pour m'aider. Nous, on veut que tu restes.
Là où c'est presque comme au ciné et ce ne serait peut-être plus possible à présent, c'est que le collègue et ma cheffe de l'époque ne se sont pas dégonflés, et sont allés au lendemain dès l'aube, signifier au Big Chef qu'ils n'étaient pas exactement d'accord avec la façon dont on m'avait traitée. Et que les deux "méchants" de l'histoire, qui pour ma chance malheureuse, n'avaient pas tout à fait la carrure du rôle que le système et leurs petites ambitions voulaient leur faire jouer, n'avaient pas fermé l'œil de la nuit, ont cédé. Ils se sont surtout dit qu'ils devraient trouver une nouvelle victime, ce qu'il firent peu après dans un service voisin. La petite, là, qui pourtant avait l'air gentille (i.e. bête à leurs yeux) était plus coriace qu'elle n'en avait l'air.
Surtout quand elle bascule en mode Montand inside.
Ce ne sont pas les deux seules fois où mes capacités personnelles bloquées par une surcharge, de fatigue, de sidération, d'être attaquée par surprise, ou de sens du péril, j'ai laissé faire le cinéma comme pour me remplacer alors que je calais. Il y a eu un seul cas, un seul, où ça n'a pas fonctionné : la personne qui m'infligeait le danger était quelqu'un que j'aimais et le cauchemar alors a tout avalé : dans la scène soudain elle me flinguait. J'ai donc péri sans riposter.
Ce sont les deux plus décisives.
Allez au cinéma, si possible pour voir des films intelligents, ou aux cascades applicables, ou au moins astucieux. Qui sait si ça ne vous aidera pas, un jour, à vous sauver la peau, éviter une rupture ou un licenciement. Ou faire rire les copains. Toujours ça qu'on peut gagner sur la cruelle adversité.
(1) Curieux, c'est en l'écrivant que je m'aperçois que j'avais poursuivi mon chemin sans songer un seul instant à tenter de remercier l'un, engueuler l'autre, dire aux gens effrayés tout va bien, un peu comme si c'était courant de traverser ce genre de brève épreuve et qu'il n'y avait pas de temps à perdre à s'attarder. Mon cœur, fataliste, ne s'était pas emballé.
Merci en tout cas au conducteur qui avait su freiner. Son réflexe ultra-rapide (le demi-tour était fait sur un mode chapeaux-de-roues) a probablement sauvé plusieurs vies.
(2) Ce que j'écris n'a peut-être pas de sens sur le plan médical, je décris ce que j'ai fait, ressenti, et plus tard tenté de comprendre.
(3) Souriez, j'ai esquivé "dévastée"