Je suis un gros macho
De quelques petits mystères des bribes de solutions

Le chagrin du quai 9 3/4

Ce matin plus particulièrement et je ne sais pas trop où

 

Ce matin je suis là et j'ai la tête ailleurs. Je suis dans ma cuisine, au bord de m'en aller bosser - le temps encore de faire deux ou trois trucs si je parviens à me concentrer -, et en même temps quelque part en Isère.

Quelque part où je ne peux être pour quelques raisons solides et matérielles : je tiens boutique en l'absence du patron et remplacer une remplaçante de façon impromptue est délicat, je pourrai le faire pour quelques heures mais sur une journée et une fin d'après-midi (je suppose que c'est ce qu'il aurait fallu pour aller participer à la cérémonie d'adieux de l'amie inconnue dont la vie s'est achevée) ce serait compliqué.

Que le concret s'impose tout en me rendant triste me simplifie la décision. La situation qui se présente est pour moi sans précédent et typique de nos nouvelles vies : voilà que nous pouvons ressentir un réel attachement pour des personnes que nous n'avons pas rencontrées, un peu comme les marraines de guerre du siècle passé, sauf qu'alors la relation était déséquilibrée puisqu'il convenait de soutenir le moral d'un qui était au front. Auprès de nos amis d'ici nous sommes tantôt qui bataille tantôt qui encourage et souvent qui rigole avec, et qui rigole de choses pas nécessairement très drôles lors de leur survenue.

Alors que faire quand survient la fin ? Notre présence qui fut celle d'une âme, doit-elle devenir concrète puisque la mort, elle, l'est. Serait-ce au contraire indécent que de venir assister à l'adieu que les proches d'un défunt auront prévu pour lui ? Se présenter à eux - en l'occurence pour quelqu'un qui écrivait, en tant que lecteur/lectrice jusque-là discret - offrirait-il du réconfort, celui du chagrin moins lourd s'il devient partagé ou au contraire un malaise - mais qui sont donc ces gens ? -.

Il est de certains amis de l'internet pour lesquels il apparaît clairement que l'activité bloguesque correspond à une seconde vie et pour eux l'on sait d'emblée qu'il faut rester discret. 

D'autres au contraire dont le blog est public comme le fut l'activité professionnelle, et qu'on se sait nombreux à suivre. Ceux qui tels MDA à Libé, étaient ouvertement présent sous leur identité, et dont les proches s'attendaient à voir venir des lecteurs, heureux de ce témoignage d'une forme nouvelle d'amitié dont ils savaient qu'elle comptait pour leur parente, camarade ou amie. La cérémonie avait lieu à deux pas de chez moi, j'y suis allée porteuse de bien des messages d'autres internautes plus lointains dont certains qu'à leur demande j'ai consignés dans le cahier de condoléances, nous étions un petit lot timide et ému, plusieurs nous ont parlés, heureux de notre présence. Me sentant légitime, je n'ai eu aucun doute qu'elle était justifiée.

Mais pour la plupart d'entre nous les choses sont intermédiaires, on ne se cache pas, mais on prend un pseudo, ceux des nôtres savent que nous bloguons, interviennent parfois, mais ne connaissent que peu nos amis de l'internet et seraient sans doute bien embarrassés de voir débarquer cinquante personnes émues et peinées comme des intimes mais dont ils ne savent rien.

Je ne sais pas quoi penser. 

Et quand en désespoir de cause on souhaiterait se conformer à un usage, puisqu'on ne sait vraiment pas en nous-même ce qui convient ou pas, ce qui serait le moins pire pour les bien-aimés de la personne qu'on aimait bien, on s'aperçoit que notre relation étant d'un type encore inédit il y a 12 ou 15 ans, l'usage lui-même n'existe pas déjà.

Perplexité de pionniers, qui ont bien percuté que lorsqu'ils tentent d'évoquer leur chagrin auprès de personnes qui se tiennent à l'écart de la vie internautique, ils sont considérés avec la condescendance un peu inquiète accordée à qui annoncerait que son train part du quai 9 3/4 et qu'il ne faut pas le manquer.

Nous ne sommes rien qu'une bande d'invisibles à qui quelqu'un va beaucoup manquer. Et ce manque-là, c'est pour de vrai.

Commentaires