Au bord du soir, près de Saint Lazare,
Ma journée bouclée, je n'ai pas eu la force de prendre le métro. État récurrent de ce printemps et début d'été : tout porte à ce que je me réjouisse, il y a des rencontres, des gags, des Forrest Gumperies à tous les étages (1), pas encore trop de soucis d'argent, mais voilà le chagrin traîne, c'est dur d'être considérée par les hommes comme trop âgée alors qu'on se sent encore en forme et apte à être désirée ; l'épuisement aidant, j'ai des coups de moins bien violents.
S'y ajoute qu'il faisait enfin chaud les jours précédents et que je commençais à me sentir en forme mais que la température a rechuté, me livrant à la fatigue que rien ne vient plus compenser.
Alors j'ai décidé de rentrer à pied, en mode chasse-photos modérée.
Aux abords de Saint Lazare, cette alarme bien connue du citadin rêveur mais aguerri : quelque chose d'anormal se produit pas loin, alerte, beware.
Les signaux en étaient : un bruit de porte métallique lourde qu'on cognait par poussées et par ailleurs l'attention inquiète des humains assis calmement à une terrasse de café proche.
Presque en face dans l'embrasure d'un accès arrière à un petit supermarché, un lot d'hommes se tenait. Tous, 4 ou 5, barraqués, de noir vêtus, de la distance du carrefour que je traversais pour rejoindre la gare, autre côté de la rue, rien ne les distinguait notablement. Silencieux. Aucun cri, aucun son à part la porte qui sous la poussée bagotait alors qu'elle aurait dû être clairement ouverte ou vraiment fermée. Un peu à l'écart un homme de même gabarit, immobile, avec une veste sombre écrite "Police" dans le dos. Deux chiens dressés dont un berger allemand. Mais ni le policier ni les chiens ne semblaient vraiment concernés à part qu'ils étaient tout près.
Les hommes du bord de porte effectuaient un effort physique impressionnant. Personne ne voulait lâcher. On aurait dit un bras de fer avec leur corps entier.
Un type, pour le coup gringalet et à l'uniforme d'employé du magasin, ces gilets sans manche un peu comme dans les Fnac, s'est approché. Il a ramassé quelque chose puis a reculé d'un pas, dès lors aussi immobile et silencieux que celui que le mot "Police" estampillait. Au moment où mon trajet m'éloignait de la scène, deux ou trois badauds, se rapprochaient et des personnes de la terrasse du café commençaient à se lever. La scène était inquiétante par son silence même et l'énergie déployée à ce surplace qui durait.
Je suis incapable de se dire ce qui se jouait là : qui était contre qui, qui aidait l'autre ou au contraire pas, et surtout de savoir s'il s'agissait de quelqu'un (ou quelques-uns) qu'on empêchait d'entrer ou au contraire de sortir de cette porte dont la solidité se trouvait si rudement testée. C'était une très étrange mêlée. Aucun coup n'était échangé seulement, un blocage, ces poussées.
Je peux seulement dire que leur force et leurs visages tendus par un effort d'altérophile dissuadait totalement d'aller leur taper sur l'épaule en leur demandant Messieurs, pardon mais à quoi vous jouez ?
La présence du policier qui n'intervenait pas, mais semblait tout surveiller m'a dissuadée de prendre la moindre photo ; sans lui je l'aurais fait, ne serait-ce que pour tenter de regarder ce que j'avais vu, et peut-être un peu piger.
Ma présence ne pouvait être d'aucune autre utilité que de soulager ma curiosité, je ne me suis donc pas attardée. Un train m'attendait puis chez moi quelques corvées dont certaine administrative qui me pèse infiniment.
J'ai appris ce soir que la violence sans bruit, ni mouvements, ni coups peut être redoutable. Elle tient de l'implosion.
(1) Voilà qu'on m'a présentée à un homme qui écrit de façon si élégante et fine, et que même celui de la maison connaît (c'est dire) et quelques autres trucs étonnants.
[photo prémonitoire prise juste avant, non loin de Saint Augustin]