Tonight, entre mon lit et ma cuisine
Il est des lectures auxquelles on n'échappe pas, trop de chemins me menaient à celle-ci dont voici le plus frais :
J'apprécie rarement les lectures à voix hautes données par des acteurs de métier. Je trouve qu'ils ont tendance à théâtraliser, à y mettre trop d'emphase. Je n'aime pas davantage la façon de lire qu'ont certains dont ce n'est pas le métier : on dirait qu'ils nous font la dictée, tout juste s'ils ne vocalisent pas comme nos instits d'antan, chacune des ponctuations. Certaines personnes qui savent allier à un élégant dépouillement une forte intensité me laissent en revanche scotchées : elles pourraient me lire le bottin ou les règles BAEL 95, je les écouterais des heures durant sans me lasser.
Ariane Ascaride est de celles-là (1). Si j'apprends qu'elle lit quelque part et si je peux y aller, j'y vais. Ça ne date pas d'hier et rien n'y a fait.
En plus ce n'est pas le bottin qu'elle lit mais bien souvent des textes finement choisis.
Vendredi passé, au Rond Point elle lisait des extraits d'un des livres de Charlotte Delbo, "Mesure de nos jours".
Et qu'il ne s'agit pas d'un récit sur l'expérience indescriptible des camps de concentration, même si c'est le propos des livres précédent de cette femme, déportée, qui a su trouver la force de témoigner. Non, là c'est pour ainsi dire de vie normale qu'il s'agit. Cette vie "normale" que les rescapés ont tant de mal à assurer. Après l'indicible, que peut en effet être la normalité ? Après avoir bravé au péril de sa vie certains ordres des kapos, comment devenir capable d'obéir à un petit chef de l'entreprise dont on tente d'assurer la comptabilité, puisqu'avant les camps c'était son métier ? Comment devenir capable ou redevenir, d'entretenir une maison, préparer un dîner, se soucier du choix de la couleur du papier peint, celui de la chambre. Et des rideaux du salon ? Comment faire face à la mesquinerie de ceux qui s'étaient empressés de vous déclarer manquants et se glisser dans l'héritage latent ?
Parce qu'il traite non de l'horreur même mais du très quotidien, ce livre avalé ce soir d'une traite sans pouvoir le poser, m'a serré le cœur comme rarement un texte le fait. C'est écrit sans chichi, sans effets. Il y a de petits poèmes terre-à-terre pour tenter de dire ce que la prose ne rendrait pas. Des témoignages mais jamais linéaires, toujours écrits. On aimerait d'ailleurs tant croire à une fiction.
J'ai à peu près tenu le coup, malgré certaines choses que bien que grasse femme de l'occident du début XXIème à la maison chauffée, je ressentais ; jusqu'au témoignage de celle dont l'Homme est prévenant, attentif, amoureux. Et qui l'aura guidée vers la réinsertion "comme on apprend à parler à un petit enfant". Cet homme qui fait exception tant les autres sont banalement désespérants, jusqu'à l'ancien héros résistant qui rendu à la vie civile devient un mesquin comme les autres, visant l'enrichissement. Ou ceux qui rejettent l'ancien camarade dont on suppose, puisqu'il a été le premier arrêté et les autres peu après, qu'il a trahi (2).
Quand les livres sont écrits à ce point sans tricher, et sur des sujets qui touchent au cœur des choses, j'ai du mal à les surmonter.
Voilà que la fièvre arrive, pour cette fois sans nausées, je sens les frissons avant-coureurs et la température osciller. J'écris ce billet puis je vais devoir me coucher, très vite avant que ça n'empire. Préparer le tee-shirt de rechange à portée de main quand plus tard dans la nuit celui que je porte sera trempé. À force, je suis rodée. Il est cependant rares que les symtômes soient si fort, si immédiats.
Je n'écris pas ça pour vous dissuader mais tout au contraire : si vous parvenez à vous procurer un exemplaire de ce livre qui n'est pas réédité, n'hésitez-pas. On en sort bien plus sages. Et grandis.
(1) Mathias Énard aussi. Je ne sais pas l'expliquer parce qu'il lit vraiment sans faire le malin ni rien. Mais quand il le fait, il se passe quelque chose.
(2) Sauf que dans cette histoire précise c'était faux, encore un coup réussi des Apparences Trompeuses et que de toutes façons : comment en vouloir à quelqu'un qui parle sous la torture ?
[photo : rien à voir mais peut-être que si, cette solitude - un fauteuil esseulé d'un des couloirs d'accès d'en bas à la BNF, vers les toilettes entre autre -]