(Pardon par avance pour qui passerait par là en ayant connu cet homme et serait un peu choqué par mes propos : je n'ai rien contre ce monsieur dont je découvre l'existence à sa mort seulement, il était sans doute quelqu'un de très bien, ce n'est pas lui qui est en cause mais une dynamique de vente et la façon dont en tant que consommateurs on se fait submerger de sollicitations).
Tout arrive, voilà qu'en lisant un bref article du Monde qui annonçait un décès j'ai éclaté de rire. Et ce n'était pas même quelqu'un à qui j'avais quoi que ce soit à reprocher : je croyais tout simplement qu'il n'existait pas et venait donc d'apprendre en même temps que sa mort qu'il avait eu une vie.
Bien que peu versée dans la consommation cosmétique, je connaissais fort bien la marque qui portait son nom. Dans ma banlieue d'enfance et de jeunesse elle se conseillait entre dames, généralement peu fortunées, qui trouvaient là quelques crèmes plutôt correctes vendues à des prix qui leur étaient abordables et envoyées à domicile comme les vêtements par La Redoute.
Ça n'a l'air de rien mais ce mode de diffusion permettait l'acquisition discrète de produits de beauté sans avoir à justifier d'une absence prolongée de la maison (peu de parfumeries sur place ou chères, il fallait donc aller à Paris) auprès d'un conjoint irascible et soucieux d'une mise en danger et de son ménage et de son budget si madame se piquait de jouer les élégantes. Il fallait juste tenter de calculer son coup afin que le paquet évite de débarquer par le courrier du samedi matin quand monsieur était devant la maison à quelques travaux de jardinage et risquait d'être celui à qui le facteur innocemment remettrait le compromettant colis.
J'ai moi-même été cliente dans mes premières années de femme indépendante mais de micro-budget. Et ma fille l'est aussi si j'en crois les prospectus reçus.
Mais c'est bien là que le bas bât blesse, et que le succès fut : cette profusion de courriers, catalogues et autres cartes de fidélité (fournies aussi à des adolescentes, ma fille s'en est probablement fait remettre une elle n'avait que 13 ans).
Car cette marque avait été la première (l'une des ?) à pratiquer l'usage du faux courrier personnalisé, avec un soin tout particulier lors des anniversaires, dont à la fin des années soixante-dix on confiait benoîtement la date si on nous la demandait et sans imaginer le moindre usage machiavélique qui pourrait en être fait (1). Ce qui donnait quelque chose comme :
Madame Tartempion,
J'apprends non sans émotion que c'est aujourd'hui votre anniversaire. En vous souhaitant tout le bonheur possible dans cette nouvelle année qui vous verra encore plus belle, je me permets de joindre à cet envoi un échantillon de ma toute nouvelle crème Fruit des fleurs des bois et des champs, qui j'en suis certain vous conviendra à merveille.
Bien à vous
et c'était signé Yves Rocher.
La dame, dont le cancoillot d'époux avait encore oublié l'anniversaire, se trouvait ainsi vaguement consolée de l'absence de mâle considération, et dans un élan de reconnaissance spontanée passait bien vite commande.
Pour se demander 15 jours après comment diable elle avait bien pu penser que Fruit des fleurs des bois et des champs sentait bon alors que finalement sur elle, non.
Dans d'autres courriers il y avait une photo d'un monsieur que je crois revoir en blouse blanche de chimiste sérieux, généralement accompagné de tout un lot de personnes, sur le mode Équipe qui gagne et tout ce monde nous expliquait comment à La Gacilly ils travaillaient d'arrache-pied pour nous concocter les meilleures fragrances d'eaux de toilettes et les plus hydratantes des crèmes à avaler les rides. Et ça disait : Yves Rocher, avec son équipe.
Du lieu lui-même je n'avais pas douté puisque c'était à une telle adresse qu'on envoyait sa commande. Un patelin lointain, probablement breton, existait donc bien.
Mais le reste semblait tellement à de la narration commerciale que j'étais persuadée qu'il ne s'agissait que d'une façade, d'un faux-semblant destiné à rendre les produits plus proches, à faire croire qu'ils étaient préparés presque à la main au lieu d'en usine, et que ce monsieur, pour moi un pur figurant, qu'on avait chargé de représenter la marque (2) était censé incarner un pseudo commerçant du quartier entre parfumeur et pharmacien-conseiller.
Bref, puisque baratin il y avait, j'avais considéré que tout absolument tout en était, y compris l'existence d'un pseudo-créateur de ce qui à mes yeux n'était qu'une entreprise pourvue d'une direction collégiale (3) et anonyme. Et je ne croyais pas davantage à son existence qu'à celle, après tout potentielle, d'une madame Irma Nivéa. D'ailleurs Moulinex aurait dû en faire autant, j'eusse volontiers admiré l'air pensif d'un monsieur Albert Moulinex penché sur un établi de mécano-physicien et en train de nous concevoir le robot ménager ultime que les gosses du quartier se seraient ruinés de 15 ans d'argent de poche à venir pour offrir à la fête des mères à leur maman.
Voilà donc que ce soir, environ trente-cinq ans après le temps où la mienne recevait de façon postale ses tendres mais néanmoins mercantiles sollicitations, j'apprends que ce que je croyais agaçant, habile et bidon était en partie vrai, qu'un monsieur Yves Rocher existait réellement et qu'il avait effectivement fondé l'entreprise qui portait son nom. Et créé des emplois pour pas mal de gens dans un endroit de France où c'était denrée rare. Ce qui est méritoire.
On en apprend tous les jours. Je m'en voudrais presque un peu de mon excès sauvage de lucidité.
Moralité : À trop prendre les gens pour des imbéciles, ils ne vous prennent pas pour des gens.
PS : Et maintenant, ils vont mettre qui sur les courriers ? Yvon le petit-fils ? Un avatar ? Un vrai ? Une femme pour faire XXIème siècle (mais ça risque de marcher moins bien pour faire du charme dans les courriers) ?
PS ' : Je suis une dangereuse récidiviste puisque petite j'ai cru un bon moment d'Enid Blyton était une marque et les Clubs des Cinq et autres Clan des Sept le résultat d'un travail d'écriture sinon à la chaîne du moins en de petites équipes de personnes qui se rendaient tous les matins à la fabrique où dans les étages on concevait les intrigues et au rez-de-chaussé on les imprimait. Et je sais bien un peu pourquoi : mon père travaillait dans une usine, donc pour moi tout objet quel qu'il soit était a priori fabriqué dans une usine. Quant à ces romans le canevas étant toujours le même et les personnages (contrairement à ceux d'Harry Potter) immuables avec le temps, je présuposais assez logiquement des gens obéissants à des directives précises fixées une fois pour toutes. Ça ne me gênait absolument pas pour apprécier le résultat, entre 7 et 8 ans ces livres, je les dévorais et ça m'a même duré un peu après.
(1) Je crois même avoir entendu des dames un peu surprises de la question qui en parlaient entre elles et en avaient conclu qu'il s'agissait simplement d'éviter d'éventuelles confusions d'homonymie, et (mais est-ce réel ou ai-je recomposé ?) ma mère dire que dans ce cas elle ne l'indiquerait plus ou pas puisque son patronyme était assez rare et son prénom pas si courant.
(2) Elle-même choisie après mûre réflexions et houleux débats afin d'être facile à mémoriser et donner une impression de France profonde mais moderne quand même. Et solide avec ça.
(3) Je connaissais le mot, mon papa écoutait les Grosses Têtes à ces jours de congés ou en rentrant du boulot.