Pardon pour le silence
Ce qu'il fait de ses jours

Le jour d'après, trois ans plus tard (à peu de choses près)

Trois ans auparavant, Bruxelles puis Clichy


C'était le 18 février. J'avais failli mourir la veille. Mourir d'un cauchemar, mourir d'avoir perdu contact avec la réalité tant elle était insoutenable, tant elle avait soudain dépassé mon entendement.

"Le jour d'après les révélations et les catastrophes immobiles commence comme un défi. On se réveille endolori, mais on n'a pas le choix, alors on repart cahin-caha, sonnée par la brutalité de l'état nouveau".

J'étais loin de chez moi, dans un hôtel économique près de la gare de Bruxelles midi, un quartier où le tenancier même semblait effrayé. Je ne savais pas comment la veille au soir j'avais fait pour rentrer. Ni l'avant-veille d'ailleurs alors que ce qui pour moi était une tragédie intime, pour l'autre sans doute pas, déjà s'était nouée.

Je n'avais pas dîné. Sans doute pris une longue douche, dans l'espoir vain que l'eau allait laver le cauchemar éveillé. C'était bien un cauchemar, n'est-ce pas ? Ce n'était pas possible, de toutes façons, pas possible, non. Dormi en pleurant ou l'inverse.

Et donc oui, le jour d'après, repartir. Il le fallait au sens littéral, quitter la ville, revenir à Paris. Il y avait un train à prendre, un horaire à respecter.
J'étais KO debout. Ma première peur était de déraper à nouveau, de reperdre le contact avec le réel. Ce que je venais d'apprendre, le bannissement incompréhensible dont je faisais l'objet sans doute depuis plusieurs mois mais sans l'avoir su ni perçu, c'était vrai. Non je n'étais pas dans un monde parallèle, non je n'étais pas morte, enfin je ne crois pas, non je suis là et il s'est passé quelque chose qui ne se comprend pas.

Penser à mes enfants. Ma fille alors n'allait pas bien. Une sorte de rechute après un mieux en janvier. C'était ça en premier. Tenir, aider, le reste après.
Faire ce qui est devant être fait.

Un. Debout. Laver. Cette sensation d'extériorité. Comme une aide-soignante s'occupant d'un malade, mais j'étais les deux en même temps. Les temps d'après les accouchements quand se relever est impossible. Ceux qui nettoient et vérifient les plaies.
Mais cette fois c'était tout l'intérieur qui saignait transparent. Et il n'existait aucun désinfectant.
J'avais emporté fort peu de vêtements, ce qui n'était pas plus mal. Un choix quel qu'il soit nécessite d'être opérationnel. Je ne l'étais pas.

Deux. Petit déjeuner. J'ai mâchonné quelque chose.  Bu un café. Tout avait goût cartonné. J'avais le mal de mer de ceux qui ont perdu leur plancher. Suis remontée vite fait à la chambre m'attendant à ne rien pouvoir garder. Et puis finalement, une sueur froide et c'était passé.

Trois. Bagages. Moi la pure sansougne (1) des remballages (2), j'avais fait mon sac avec le plus grand soin, ressortant ce qui y traînait après ces deux jours de villégiature, pliant bien chaque habit, vérifiant partout de n'avoir rien oublié.

Quatre. Train de banlieue. La veille avant le moment d'apprendre ce que je ne concevais pas, j'avais appelé mon vieil ami d'ici. Il était déjà prévu qu'on se voie (3) mais le rendez-vous restait à préciser. M'y tenir à tout prix, ce samedi-là m'aura sauvée. Et son accueil aussi.
Dans un premier temps trouver, le bon billet, le bon horaire, le bon quai, le bon train avait suffisamment occupé mon esprit (entre)choqué.
Dans un second temps, celui du court trajet, entre regarder la contrée et lire, lire le petit bouquin de Jean Echenoz sur Jérôme Lindon que j'avais glissé dans ma poche au moment de quitter la maison et que depuis l'avant veille je serrais contre moi, oui l'amitié existe, ne perds pas cette croyance-là.
"Je me suis accrochée aux mots".

Une fois à destination, il ne s'agissait plus que de se laisser porter jusqu'à l'heure du train de retour. L'ami à la gare est venu me chercher. Je mesurais à la voiture nouvelle (pour moi) le temps passé depuis nos précédentes retrouvailles. Il avait préparé un simple mais bon repas. Le carton ne me quittait pas mais il semblait parfumé cette fois. Au point d'apaiser le mal de mer intérieur.
Ses filles, qui avaient grandi. Parler, répondre à leurs questions. Les nouvelles des uns et des autres.
Je retrouvais une vie ancienne. Nous nous connaissions depuis vingt-trois ans, depuis celle que j'étais avant. Ce qui s'était passé la veille n'existait donc pas pour cet homme qui m'avait aimée quand je n'étais qu'une esquisse, quelqu'un d'incomplet ; la part de moi restante lui suffisait.

Et ce repas familial où la maman manquait (4) ainsi que tant de moi depuis la veille arraché, fut malgré tout un moment doux. On a ri. J'ai souri. L'énergie des enfants. Leur curiosité envers la dame, qu'elles avaient déjà vue mais dont elles n'avaient que des souvenirs de petites alors qu'elles avaient grandi, la dame amie des parents et qui vient de Paris et ne parle pas (ou peu) flamand.

Il fallut rentrer.

Au moment du dernier au revoir, alors qu'à la petite station il me raccompagnait tandis que les filles attaquaient leurs activités du samedi après-midi, j'ai failli flancher.

- Les mois à venir vont être si difficiles.

Il a compris que quelque chose de profond n'allait pas, m'a serrée dans ses bras sans poser les questions qu'il ne fallait pas.

- Ça ira ?

La tendresse réelle ne s'envole jamais.

"Prisonnière de mon malheur intime et indicible, enfermée dans ma révélation" je n'ai rien dit d'autre. A quoi bon ? Et surtout : comment exprimer ce qui dépasse notre propre entendement ?

Je n'ai pas raté mon train ni non plus le suivant qui me ramenait en (Ile de) France.

En avance confortable pour ce dernier j'ai réussi à me rendre au cyber-endroit de la grande gare et envoyé deux mails, je crois. Un à mon vieux pote, et qui devait dire quelque chose comme "Je n'ai pas réussi à proposer mon manuscrit" (une ébauche que j'avais espérée passer à qui jusque-là suivait mes progrès) et où tout était entre les lignes à deviner . Un autre à l'ami Marc, sans doute plus explicite mais pas plus éclairant puisque des préalables il n'était pas au courant. Je ne me souviens pas d'une réponse. Peut-être se demandant ce qui me prenait a-t-il préféré s'abstenir, comme je le ferai moi-même deux ans plus tard après le message délirant d'une ancienne amie. Quand on suppose que l'autre regrette sans doute son envoi, ne pas marquer qu'il fut reçu donne une chance ultérieure. Peut-être aussi qu'il avait brièvement répondu, par un encouragement ouvert, comme qui perçoit une détresse dont la cause lui reste incompréhensible, inconnue.

Peut-être ai-je envoyé d'autres mails ce jour-là. Il me semble avoir scrupuleusement répondu à des demandes courantes - surtout que la vie continue, surtout ne pas lâcher prise -.

Sur le quai, j'ai vu Philippe B. qui plaisantait avec quelques amis ou connaissances, mais je n'ai pas osé l'aborder. J'étais un sac de larmes. Elles débordaient à chaque mouvement que je faisais. Parler, dire juste "bonjour", aurait libéré un torrent.

Tout au long du retour sans arrêt j'ai pleuré, en silence, appuyée contre la vitre, une fontaine.

Non loin de moi un jeune homme visionnait sans casque un film bruyant d'actions qui faisait diversion. Et c'était mieux ainsi. Personne que la cause du chagrin n'aurait pu faire secours.

A l'arrivée j'ai revu Philippe. Il aidait une mère à descendre du wagon la poussette où elle s'apprêtait à poser son enfant ; 

"le monde des autres, ceux qui allaient et venaient comme si de rien n'était, me semblait lointain". Mais j'ai quand même pensé, ça lui ressemble bien. Et que j'aurais pu mourir si la veille au pire moment je n'avais eu la chance de le croiser, si attentif aux autres quels qu'ils soient.



De la soirée du jour d'après, ai-je gardé souvenir ? Mon mari était en Normandie et devait revenir au soir du dimanche. Sans doute que nos enfants étaient avec lui. J'ai une mémoire de maison vide, mais n'était-il pas tout seulement intérieur ?



J'avais sans doute souri en constatant que dans la débâcle, j'avais cependant trouvé moyen d'acheter et de rapporter les traditionnels Destroopers et autres speculoos de mes incursions belges m'avait été (mais quand ?) permis.

Et probablement pleuré longtemps et la nuit d'après le jour d'après.



Plus rien n'avait de sens.



Le lendemain une réplique de la secousse sismique intérieure ressentie avait failli m'emporter. Et d'autres encore, plus loin, plus tard, comme une onde de choc qui n'en aurait jamais fini de se propager jamais achevée. Mon "grand-frère", des amis, des soignants, mes enfants m'ont successivement sauvée, souvent sans toujours le savoir - sauf le premier -.



Le jour d'après fut effectivement de ceux "à la frontière". Je ne quittais pas un imaginaire, j'étais tombée brutalement de la réalité, chassée de ma propre vie. Devenue la fille de trop.



J'ignore encore aujourd'hui par moment où je suis.   


Ce billet est directement né de celui de Samantdi Le jour d'après, trente ans après. Les citations entre guillemet lui appartiennent. Je me suis permis de les lui emprunter car je n'aurais pas su mieux dire.
Nous sommes en effet nombreux parmi ceux qui écrivent, à avoir connu quelques jours d'après. Malgré nos cas si différents, l'écho en est très fort.

Merci à elle de m'avoir donné l'occasion de sortir ce billet. Il le fallait.

Grand et perpétuel merci à Louis D. et sa petite famille.


(1) appellation Samantdi contrôlée
(2) généralement je prends soin des bagages à l'aller mais pour le retour j'ai tendance à me contenter de tout fourrer dans le ou les sacs
(3) dans l'enchaînement des malchances, il s'agissait au départ d'un séjour chez eux avec probablement une ou deux choses à faire à Bruxelles et qui à la suite d'un déplacement professionnel urgent s'était transformé en un séjour à Bruxelles avec un saut chez eux. Battement d'ailes, chaos, papillon.

(4) car les maman aussi ont des voyages d'affaires.


billet relu et corrigé les 16 et 17 juin 2009 (merci Tatiana)

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