tout à l'heure, ligne 1
J'ai su dés en montant que je n'y échapperai pas : il y avait, soigneusement calée derrière lui sur la vitre du métro une carte de France des années 50 ou 60, au nord cruellement tronqué.
Un voyageur était assis à côté de lui qu'on sentait entre mal à l'aise et exaspéré. Restait une place vide à la gauche de l'homme repérable.
J'ai su que le petit dieu des rencontres, frustré par ma vie retirée de ce mois dernier, avait décidé de me faire une farce. Il est pote avec celui des livres, n'a de pouvoir qu'indirect, et m'a à la bonne, j'ignore pourquoi mais lui suis infiniment reconnaissante de tous les bonheurs qu'il m'a offert. Des bonheurs et des bizarreries.
Par ailleurs la perte de confiance m'a rendue sans crainte : que peut-il en effet à part me trouver face à quelqu'un de réellement armé m'arriver de pire moralement que ce que j'ai déjà vécu ? Quel mal peut me faire un pur inconnu quand quelques bien-aimés m'ont désespérée ? Et si en ce moment je serais bien incapable de me battre, mes capacités de calmer les autres ou de fuir ne sont je crois pas trop entamées.
Il a su lui aussi, l'homme, qu'il tenait la bonne et consentante victime à son délire inoffensif. Je me suis appliquée à ne rien laisser paraître de ma légère prescience de l'instant, ai sorti le livre que je savais pertinemment inutile, et il a engagé comme prévu la conversation.
- Vous allez m'aider à les apprendre, me dit-il d'entrée en me montrant des photocopies agrafées présentant une liste de pays et les monnaies y afférant.
Je ne perdis pas non plus de temps en civilités :
- Ah tiens, celle-là je ne connaissais pas, dis-je en indiquant celle de Bahreïn qui sur son document n'était pas le dinar.
- Moi non plus, avoua-t-il, visiblement content de la conversation qui s'amorçait.
Il en commenta quelques-unes, moi également. M'expliqua que l'île de Man était un paradis fiscal, les salauds, puis repérant qu'une famille, en face, père, mère et jeune adulte si visiblement fils des deux premiers que c'en était attendrissant, s'intéressait à sa carte, s'adressa à eux et en fit un bref historique.
Voyant qu'ils étaient anglo-saxons il leur demanda s'ils venaient d'Angleterre.
- Americans, répondit le jeune moins méfiant que ses parents.
Alors mon voisin se lança en français dans une déclaration d'amour au peuple américain, pas les présidents, pas tous hein, mais les gens du peuple comme vous, à l'issu de laquelle il sera cérémonieusement la main du garçon non sans m'avoir présenté comme sa cousine italienne, vous comprenez 5 ans qu'on ne s'est pas vus. Remarquez la semaine dernière, c'est mon neveu que j'ai retrouvé.
Je leur ai fait non discrètement tout en riant et en tentant de leur faire comprendre qu'il n'y avait pas de danger, puis j'ai recentré l'homme sur son "travail" d'apprentissage.
Pour la Grèce était marqué euro il déplora que la fille qui lui avait préparé le papier n'ait pas pensé à inscrire les monnaies d'avant, quand même l'euro sera bien pour les générations futures, mais vous vous rendez compte, avec ça, l'inflation qu'on a eu.
- Tant mieux pour eux, ai-je dis, soucieuse qu'il ne se mette pas à boucler sur ses malheurs.
Il embraya sur d'autres listes qu'il avait et qui ressemblaient furieusement à des copies, elles étaient notées et un nom féminin en tête y figurait, qu'il aurait récupérées, mais en quelle occasion.
Et pourquoi la carte était-elle tronquée ?
J'étais entre-temps arrivée, je l'avais prévenu que j'avais à descendre et le saluais en lui rappelant de ne pas oublier sa carte accrochée derrière. Il sembla touché de l'attention et me dit - Oh surtout ne changez pas !
Avec le net sentiment d'avoir d'une certaine façon retrouvé une de mes fonctions, je glissais en passant Have a nice stay aux Américains qui semblaient bien un peu perplexes de cet étrange interlocuteur qu'ils s'étaient soudain trouvés. Combien de personnes errantes de corps ou de pensées n'ai-je écoutées au fil des ans avant d'être moi-même éteinte par trop de chagrins et de difficultés.
Disponibilité en bonne voie d'être retrouvée. Je remerciais mentalement l'original de ce soir, au délire encore logique et au demeurant charmant. Il venait de me montrer que je n'avais pas perdu toutes mes capacités.
[photo : Bastille, juste avant ; les personnes qui y figurent n'ont rien à voir avec le récit]