Le coiffeur de ma mère
23 mai 2008
j'en parle maintenant mais c'est jadis, à Poissy ou Saint-Germain-en-Laye
Il fut un temps où ma mère et moi nous parlions davantage. Elle n'avait pas encore tenu devant moi de propos xénophobes (1), et si j'étais déjà consciente de devoir à mes parents certaines difficultés, je l'étais de ma dette d'être née et j'avais par ailleurs bon espoir de m'en sortir malgré, alors je m'efforçais.
Elle m'a donc à plusieurs reprises raconté un bref épisode de sa vie d'il y a une cinquantaine d'années et qui l'avait laissée troublée. Elle était à l'époque jeune, élégante et fort jolie, pourvue par la nature d'une chevelure rousse exceptionnelle. Elle allait donc régulièrement chez le coiffeur, c'est à dire pas comme moi qui y consent le moins souvent possible, même si j'ai enfin trouvé un salon où me rendre n'est pas corvée.
Elle avait déniché pas trop loin de là où elle habitait, un établissement qui lui convenait, avec un coiffeur en particulier dont elle trouvait qu'il était attentionné et réussissait fort bien ses coupes. Elle avait donc pris l'habitude de lui confier sa chevelure et s'en trouvait fort bien.
Comme chez les coiffeurs on cause, j'imagine que c'était à l'usage établie entre eux une certaine connivence et comme une forme de complicité. Peut-être lui avait-elle parlé de celui qu'elle s'apprêtait à (2) épouser, et qui serait mon père.
Et de ses souvenirs de la guerre, qui sait ?, ceux dont elle ne parlait jamais et qu'il fallut attendre 60 ans après pour qu'enfin un peu on sache, et pourquoi nous aussi par ricochet on souffrait.
Un jour, il n'y fut plus.
Dans le journal local, faits divers, un article. "Son" coiffeur avait été arrêté. Soupçonné très fortement d'un ou deux ou trois (viols et ?) meurtres, sur quelques clientes jeunes et jolies dont il se débarrassait ensuite, imparfaitement dans la forêt voisine. Il fut, je crois, confirmé par la suite dans sa culpabilité, mais gracié et définitivement interné pour folie meurtrière.
Elle n'en était pas revenue et n'en revenait toujours pas alors qu'elle m'en parlait.
- Il était si gentil. Si attentionné. Si parfait.
Bizarrement, elle ne semblait pas effrayée par l'éventualité qu'il aurait pu elle aussi la trouver éligible pour quand il déraillait. Peut-être était-il de ceux qui "partent" par mots-clefs et qu'elle n'avait pas prononcés ?
Une fois elle avait ajouté avec grand soupir de regret :
- Et il coiffait si bien.
Depuis mercredi soir, je connais à mon tour cette même sidération. Le danger ne fut que moral ; j'ai failli cependant y rester. Me croyais coupable de quelque chose. Ai enfin compris que je n'étais qu'un élément secondaire d'une glorieuse série. Et n'avais peut-être été choyée que pour constituer une victime de meilleure qualité et moins insignifiante.
J'ai alors compris que mon rôle n'était pas de choir mais de soigner. Et que tant qu'il me restera des forces, ce rôle je m'y tiendrai. Je ne veux pas qu'après une fin fatale d'épisode ultérieur avec d'autres personnes et qui se défendraient (avec violence (ce que je n'ai pas fait)), quiconque puisse dire de ma "coiffeuse" avec un soupir triste :
- Elle écrivait si bien.
Ne m'effraient ni la mort ni la folie, seulement la solitude et toutes leurs souffrances.
Mes cheveux n'y sont pour rien.
(1) A tous ceux à qui ma présence serait devenue pesante, il est extrêmement facile de se débarrasser de moi : il suffit de se montrer un tantinet raciste ou xénophobe ou quoi que ce soit qui ressemble à ça. Ce n'est ni politique ni raisonné, je suis juste incapable d'éprouver de l'affection pour qui rejette d'emblée un groupe de personnes pour leur simple appartenance à un ensemble qu'elles n'ont pas choisi mais subi. Et je sais même pourquoi, il y entre peu de générosité et comme un instinct de survie : je ne peux m'empêcher de me dire, Tu les rejettes, eux, aujourd'hui, demain ce sera moi, autant partir tout de suite avant précipitation du danger.
C'est beaucoup plus efficace que le bannissement ou la silenciation.
(2) ou "venait d'"
[photo : devanture non loin de la rue des Mathurins, mais qui n'a rien à voir à part le métier et qu'elle m'amusait]
Pour ceux qui ont du temps, la non-chronique d'un trop bon film dont je me demande bien, puisque je sais que deux d'entre eux au moins l'ont vu ce qu'en pensent les protagonistes principaux de la version initiale dans la vraie vie de la mort qui tue. Même quand nous sommes amarinés à nous retrouver fictionnés, le pas de côté y est si parfait qu'il est capable de contaminer les souvenirs du en vrai.
Malaise du même genre d'ordre, quoique, quand je vois cela
(via Milky et puis Le Goût des Autres)
(explications par là de ce qui pour l'instant ne semble qu'une projection mais ne saurait tarder à se généraliser)