L'épate, l'épate mais oui c'est Pantani
De Dumbo à Casque d'Or

La tombe de l'aviateur

hier, en proche banlieue

 

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"Vous leur mettrez un peu d'eau" dit-elle d'un air concerné, puis elle ajoute "Avec le vent qu'il fait et que c'est un peu sec malgré les averses, c'est mieux.". Elle emballe alors le pot avec un soin bien supérieur à la rue toute simple qu'il suffit de traverser.

Je me sens aussitôt investie d'une mission et en oublie de lui demander le nom des fleurs bleues que je viens d'acquérir pour la tombe de mon vieil ami B.

Je la retrouve sans hésitation, non que je vienne souvent, je pense à lui sans éprouver forcément la nécessité du déplacement, mais j'ai la mémoire solide des chemins et des emplacements.

"Vieil" est sans doute peu adapté. Aux dates sur le marbre inscrites je constate que je suis à présent plus âgée qu'il ne fût il y a 13 ans quand il avait choisi très délibérément et en tout préparant des mois à l'avance de mettre fin à ses jours.

Nous n'étions pas intimes. Notre statut de collègues nous gênait sans doute, et puis je devais lui sembler bien ennuyeuse avec ma petite vie d'alors si sage et exemplaire.

Nous avions je crois cette sorte de liens discrets mais d'une solidité à toute épreuve : en cas d'urgence tu peux compter sur moi, et moi sur toi. Pour lui je ne tolérais en ma présence aucune parole homophobe au bureau, quitte à remonter les bretelles à des hiérarchiques "bien-pensants" que je choquais. Car B. aimait un homme avec lequel il vivait et n'en faisait aucun mystère.

Il avait réussi à le faire admettre dans et malgré le milieu ultra-conservateur de l'usine,  nous étions il faut dire quelques-uns à avoir été recrutés malgré notre sensibilité gauchiste et progressiste à qui sa vie privée ne posait aucun problème. Mais je veillais à ce que les propos et les attitudes ne changent pas dés qu'il avait le dos tourné.

De son côté il m'avait avec une collègue et amie défendue face à un chef qui au retour laborieux de mon premier congé de maternité avait tenté de me virer. Et avoir fait ça alors que l'autre risquait très fort de leur en vouloir par après et de les menacer à leur tour, il fallait oser.

Moi qui ai toujours cruellement ressenti l'absence d'un grand frère, j'avais auprès de lui un secours approchant, engueulades incluses. Il devinait beaucoup sans qu'on lui dise autant. Tentait parfois aussi de me faire comprendre que je ne devais pas me laisser faire trop gentiment ("Elle nous fait encore sa mère Teresa" qu'il disait en se moquant).

Ce que je n'ai pas su mettre à  profit à l'époque, trop formatée par une éducation toxique et le désir de bien faire, je le mets en pratique quand je peux à présent.

Contrainte à la survie en milieu hypocrite truffé de codes que je ne parvenais pas à décrypter, j'adorais son franc-parler et ses expressions colorées à l'emporte-pièce.

Il me manque encore après tout ce temps. Et à présent qu'un vague sentiment de culpabilité que je nourrissais à son égard (sur le mode j'aurais peut-être su ou dû éviter) s'est finalement éteint (il avait ses raisons c'était tout sauf un coup de blues soudain ou provoqué mais bien un choix délibéré), je pense particulièrement à lui dans mes moments de détresse. Qu'en aurait-il dit ? Que m'aurait-il conseillé, lui qui m'avait à la bonne mais sans être trop impliqué par ma vie quotidienne, à la juste distance pour un rôle de conseiller avisé.

C'est en allant remplir un jerrican (1) au point d'eau, que j'ai compris soudain la portée du conseil de la fleuriste voisine. Le coup de chagrin inévitable à qui vient visiter s'en trouvait alors légèrement atténué parce que les mains étaient occupées et les forces physiques employées à porter.

Elle devait donner cette consigne du ton de la confidence particulière à chaque cliente qui lui semblait triste. C'était sa façon d'aider.

Je m'appliquais à ne pas dépasser pour les fleurs la dose d'eau prescrite et en le répartissant sur quelques plantes voisines à ne pas non plus gaspiller le reliquat.  J'ai pu ensuite me recueillir en toute sérénité, la vague du chagrin ancien était ainsi passée. Restait les pensées et le profond respect.

J'avais rendez-vous un peu plus loin un peu plus tard, il était donc possible de rester un instant. Quelques pas dans les allées voisines me firent découvrir des récits émouvants. Distraite par leur écoute, je ne me méfiai pas quand soudain apparurent sous mes yeux les inscriptions,
Wytejczk Fiedhbacq, sa date de naissance et une autre, effayante, en 2009.

J'ai cru défaillir, me suis dit que je rêvais, un très mauvais rêve ; STOP ; éveillée.

Alors j'ai posé mon sac. Un instant. Ai fermé les yeux puis les ai ouverts à nouveau.

Intense soulagement.

A la place de ma vision, la tombe d'un aviateur.

Cependant : n'était-ce pas en mars ? Faites qui peut que j'aie rêvé.

 

(1) Les vieux seaux métalliques sont semble-t-il périmés.

[photo : point d'eau, cimetière, avril 2008]

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