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Le jour des objets

Derrière un ballon toujours un enfant

un jour d'août 2004, en lointaine banlieue

 

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J'évite de prendre la voiture et surtout le volant. Je me sais sujette à de brutales chutes de tension. Un malaise si je marche ne fait tomber que moi. Le même si je conduis peut avoir des conséquences pour d'autres.

Il est cependant des trajets pour lesquels les transports en commun sont trop manquants ou compliqués, et quémander du voiturage est toujours gênant, même si l'on fournit véhicule et carburant.

Durant l'été 2004 mon père est mourant. De sa banlieue, grâce à un médecin de garde consciencieux et efficace (1) on a pu obtenir une hospitalisation dans une ville voisine.

Je me trouve donc conduite, ou justement pas, à effectuer des circuits entre trois villes de périphérie : celle où je loge, celle de l'hôpital, celle où ma mère habite ; le plus souvent en fin d'après-midi après l'usine qu'en ces périodes j'ai quitté tôt, ou bien aux jours libres en milieu d'après-midi.

Je suis souvent pressée, il s'agit de joindre le désespérant au désagréable, concilier l'aide aux uns, le secours à l'autre, l'intendance épuisante, et mes contraintes professionnelles (je ne dis même pas familiales, durant cette période mes enfants et le mari, je les ai laissés se débrouiller).

C'est un de ces jours-là sur une petite rue près de ce qui est encore chez mes parents mais plus pour très longtemps et je le sais déjà, que devant "mes" roues, surgit de l'espace entre des voitures sur ma droite garées serrées, un ballon. Un ballon de foot bondissant.

Plus vite que la réflexion, me revient cette injonction d'Ange Zaffran qu'un de ses fils m'a transmise (2) :

[si tu es au volant] "Quand tu croises un ballon, freine"

Je pile net. Je n'allais pas vite, dieu ou son absence merci. Et personne non plus derrière.

Un gosse surgit au même instant qui rattrape l'objet sans un regard pour moi ou ma petite auto, sans doute ne nous a-t-il pas même perçus, et repart d'où il venait. 7 ans, à tout casser. Un garçon je crois bien. Pas eu le temps d'en voir davantage.

" ... il y a forcément un enfant derrière."

Pas même eu le temps de penser la phrase en entier.

J'ai les jambes qui tremblent alors que je redémarre doucement, au pas. Mes tracas d'alors sont si lourds que j'oublie bien vite cette alerte. Peut-être même que dés en arrivant à ma destination proche j'avais comme effacé cet instant-là.

Si je n'avais pas eu une conduite globalement prudente, malgré l'urgence de mon trajet, si je n'avais pas eu cette chance qu'on m'ait transmis au préalable les mots qu'il fallait, l'accident aurait eu lieu.

Je n'aurais rien eu à me reprocher que d'être passée au mauvais endroit au mauvais moment. Le gamin n'avait pas à jouer au foot si près de la rue (venait-il du trottoir ? d'un jardin à la barrière ouverte ?), ni à surgir sans regarder entre deux véhicules garés.

Et pourtant, s'il s'était passé le moindre esquintement d'un être humain par la faute de ma présence, même s'il en était sorti réparable et vivant, je m'en serais voulu pour tout mon temps de reste.

Alors quand j'apprends qu'un homme conducteur du véhicule qui a causé peut-être le même jour, la mort d'un adolescent qui circulait à bicyclette, a intenté en justice une action contre les parents de sa victime pour réclamer l'argent de la réparation au motif que dans l'accident tous les torts n'étaient peut-être pas de son côté, j'ai beau savoir que l'humanité est ce qu'elle est (3) et que la démarche de ce type sied bien à la logique juridico-marchande de nos sociétés, je reste sidérée. Accablée. La mémoire, d'un coup, me revient. Précise, violente.

Et ce n'est rien par rapport à ce qu'ont dû éprouver les parents du défunt.

 

(1) Cela mériterait un jour un billet à part entière, le médecin obligé de plaider la cause d'un patient pourtant visiblement plus que très mal en point (la mort à l'oeuvre et ça se voit), au prétexte qu'on est en août un dimanche soir et qu'à part une détresse respiratoire engageant immédiatement le pronostic vital, il n'y a plus de place nulle part. Peut-être aussi que, le patient étant âgé et d'aucune fortune ni notoriété, sa survie n'est pas jugée au monde indispensable.
Cela dit, l'homme a réussi. (Et dire que j'étais trop secouée pour retenir son nom, pas même après pu remercier).

(2) ou plutôt nous a car je ne crois pas que ça soit au cours d'une conversation personnelle. Peut-être via "Légendes" ou "Plumes d'Ange" ? Je ne sais plus. La citation elle-même est peut-être imprécise. Mais après tout, n'avais-je pas retenu l'essentiel ?

(3) à ce sujet une très belle discussion en cours chez Samantdi après un de ses billets si bon(s) (au deux sens du terme).

[photo : à Montreuil, la mise en garde aux piétons doubles, novembre 2007]

Merci à Mar(c)tin d'avoir transmis.

 

Ce billet est directement inspiré par la lecture d'un article d'Elodie Cuzin sur Rue89 :

Espagne, le chauffeur à l'Audi renonce aux poursuites

 

Par ailleurs, et sur un tout autre sujet (encore qu'avec le "toujours plus", "toujours plus vite" il y aurait bien un lien), un article de Jean-Luc Porquet dans Le Canard du jour au sujet d'"Ecologica" d'André Gorz.

Enfin, dans la série c'est dans les entrefilets qu'on trouve les meilleures arêtes :

"PARIS (Reuters) - Le P-DG de la Société générale, Daniel Bouton, a perçu en 2007 près de sept millions d'euros par la cession de ses stock-options en 2007, écrit vendredi le journal le Parisien.

Il a réalisé cinq opérations de levée et une acquisition-cession le 20 décembre, comme il en a la possibilité en tant que dirigeant de la société. La dernière opération lui a rapporté à elle seule 3,5 millions d'euros.

L'opération la plus fructueuse a été réalisée en mai lorsque le P-DG de la banque a vendu, alors que le titre de sa banque était au plus haut, à 154 euros. Il devait chuter dans les jours suivant en raison de la crise des crédits à risque américains."

Repris et détaillé entre temps ici :

Pourquoi certaines opérations, quoique légales,  laissent-elles un goût si amer quand  on en apprend l'existence ?


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