Trois absents, deux absences et un vide sans recours
13 décembre 2007
Ici et maintenant
Mon corps m'en intime l'ordre, je dois obéir, laisser tomber toute activité et nous accorder une journée hors-sol. Plus littérairement dit, une journée Finzi-Contini.
Elle consiste à se retirer dans son jardin, en ce qui me concerne et plus modestement ma chambre et ma cuisine, agrémenté si nécessaire de quelques pas au salon, éviter les informations et si possible ne rien faire.
Sinon, faire, oui, un peu, mais sans aucune contrainte ni obligation. Ecrire seulement en liberté et sans délai ni sujet imposé. Répondre aux messages légers. Ne descendre que pour vider les poubelles (1) et chercher son courrier postal. L'ouvrir uniquement si besoin est (2). Passer l'aspirateur mais sans se dire qu'il le faut. Lire. Ranger. Dormir. Manger. Peu parler.
C'est en rangeant que je suis tombée sur deux micro-mystères : un CD d'une provenance inconnue, "The bright field" de Paul Machlis, ainsi qu'une pochette-portefeuille d'un beau cuir souple et neuf quoiqu'à l'air tendrement vieilli. A l'intérieur encore les plastiques d'origine dans lesquels on est censé glisser qui son permis de conduire, qui sa carte d'identité.
Du CD, qu'au demeurant avec plaisir j'ai écouté, musique aux tonalités irlandaises, je n'ai aucun souvenir RIEN, nada, le vide total : le trou de mémoire abyssal et complet, qui m'en aurait parlé ? Où aurais-je lu quelque chose à son sujet ? Et quand (il date de 1995, ce qui ne signifie pas que je ne l'ai pas acheté beaucoup plus récemment) ? Quelqu'un me l'aurait-il offert et que je ne me le rappelle pas (horrible doute) ? L'aurais-je à un copain emprunté sans le lui rendre ?
Pour la pochette en cuir, j'ai un peu moins d'inquiétude : en juin 2005, dans l'euphorie de la libération de Florence Aubenas et Hussein Hanoun, comme par ailleurs et pour la première (?) fois de ma vie, j'avais grâce à mon père quelques fins de mois sans difficultés particulières, je me suis laissée aller à des emplettes pour moi inhabituelles et inconsidérées, vêtements et chaussures, dont j'ai retrouvé avec sidération les éléments l'été suivant après une année scolaire tellement rude qu'elle m'avait pour partie fait effet d'amnésie.
Pourquoi un accessoire de cet ordre n'aurait-il pas fait partie du lot ?
Troublée par de si complètes absences, j'ai alors décidé de (re)mettre un peu d'ordre aussi dans ma messagerie. Je rêvais sans doute qu'un indice au coin d'une phrase relue me redonne la mémoire.
Il m'arrive que des messages restent longtemps en souffrance, parce que trop intéressants pour une réponse à la va-vite, dépourvus d'éléments urgents (comme un rendez-vous à fixer) et arrivés lors d'un de ces temps de surcharge dont ma vie possède malgré moi le secret.
En effectuant ce travail ménager de tri, sauvegarde des mots pour l'instant orphelins, effacement de tous les textes publicitaires ou d'informations générales ou périmées, j'ai retrouvé ceux de mes trois absents du moment.
J'ai remarqué cette constante dans mon existence : il faut pratiquement toujours qu'il y ait trois absents.
L'un d'eux, il se reconnaîtra s'il va un peu mieux et qu'il passe par là, a pris le soin la semaine passée de m'envoyer un mail pour prévenir de son état de silence entamé quelques temps plus tôt. Il en éprouve le besoin, n'est pas fâché, ni ne nous (3) a oubliés, il a besoin de repli, de calme, de retrait. Ce n'est pas moi, qui en période sombre ne songeais jadis qu'à me réfugier à l'écart pour y panser mes plaies, jusqu'à ce qu'un jour celles-ci soient si profondes que j'ai eu besoin de l'aide d'autrui pour n'en pas mourir tout à fait, qui lui en tiendrais rigueur. J'espère seulement qu'il saura faire signe si ça se met à mal tourner.
Et j'ai hâte qu'il revienne.
L'autre est une bonne amie, d'hélas pas si longue date. Nous nous sommes rencontrées en 2006 à Saint Malo. Le genre de relation qui va de soi, et semble le faire de part et d'autre. Alors bien sûr comme tant de personnes que je connais et qui ont à combiner vies familiales, professionnelles et quelques activités, nous nous voyions peu en dehors de l'internet. Nous parlions de livres, de musique et de théâtre. Je lui dois quelques uns de mes enchantements 2006/2007 et nous partageons un éblouissement pour les Ephémères de Mnouchkine. Je l'ai revue récemment après plusieurs mois de silence de sa part. Elle était à son travail. Et n'y était pas tout-à-fait malgré les efforts qu'elle faisait. J'ai tenté de l'aider, mais mon secours, comme souvent celui de qui se sent proche mais ne l'est pas tant que ça d'un point de vue d'ancienneté ou de milieu social, ne faisait que précipiter sa souffrance (au sens chimique du terme). Je le déplore d'autant plus que l'an passé quand j'étais au plus mal, elle avait très bien su m'aider, trouver les mots, la bonne distance, m'inciter à tenir, à faire chaque jour un pas de plus qui du danger m'éloignerait.
J'espère qu'elle ira vite mieux. Elle a invoqué une déception professionnelle forte mais je crains qu'il n'y ait autre chose d'un ordre plus affectif. Je n'ai pu que lui laisser un livre. Puisse-t-il au moins un peu apaiser. Je pourrais sans doute l'aider pour son travail mais elle l'ignore et je ne peux rien invoquer qui le lui laisserait supposer, fors ce blog, mais pour beaucoup encore un blog ne compte pas. Et le travail y est généralement moins fouillé, plus en rapidité, qu'en vue d'un résultat papier.
De la troisième personne je ne peux trop parler. Je l'ai revue tout récemment, mais elle me manque cependant. Elle me manque telle qu'elle était AVANT. J'ai longtemps cru que c'était moi qui avais bougé, trop pesé et effrayé par mon coefficient troublant de coïncidences. Mais samedi dernier la question d'un ami commun, lui aussi sans nouvelles personnelles, jointe à quelques autres interrogations similaires tout au long des mois précédents de la part d'autres ami(e)s, copains, camarades, m'a laissé à comprendre que c'était peut-être d'elle-même que le souci venait.
Voilà pour les trois absents du moment. Puissent-ils ne pas le demeurer trop longtemps, ou au moins aller mieux même si au bout du compte ils décident que leur chemin est plus simple loin du mien.
Afin de calmer le manque, et m'occuper l'esprit pour chasser l'inquiétude, je vais au cinéma. J'y vois dans un documentaire un peu trop personnel (4) mais non dépourvu d'intérêts généraux, un père plutôt âgé et ses deux fils adultes, et qui parlent et se confient tout en préparant un déménagement. Quel respect mutuel dans leurs mots malgré des relations pas toujours sans nuages. Les lassitudes et impatiences n'ont sans doute pas été mont(r)ées, mais j'envie les enfants qui ont pu avoir de tels parents. Du modèle à donner confiance au lieu de perpétuellement reprocher, condamner, réprouver, du genre à avoir les moyens de laisser le choix, un père capable de conseiller à l'aîné de ses garçons quelques lectures qu'un rangement exhume.
- Je l'ai gardé pour toi, j'ai pensé qu'il t'intéresserait.
Autant les absences et les absents un jour peut-être pourront se dissoudre ou réapparaître, après tout pourquoi ne pas concéder à l'espoir un strapontin du futur proche, autant ce vide-là, celui d'un hasardeux parachutage à l'heure des chromosomes combinés, ne sera jamais comblé.
J'ai mis très longtemps à m'en rendre compte, je me croyais dysfonctionnelle à force de réprimandes, je croyais que c'était en moi que quelque chose clochait. C'est juste que nous n'étions pas harmonisés et que j'avais soif de tout autre chose que ce qu'il pouvait m'offrir.
Les chemins de traverse ont pompé toutes mes forces, on ne cesse de m'en faire la remarque. Est-il vraiment trop tard pour enfin s'en tirer ?
(1) Hélas, même une journée Finzi-Contini n'est pas dépourvue de corvées.
(2) message personnel : La maison d'éditions Traces et trajets a bien reçu le manuscrit, et espère pouvoir si tout est calme et en bonne santé le lire dimanche.
(3) Je ne suis pas la seule concernée.
(4) A mon goût, qui n'aime pas savoir sur les personnes davantage que ce qu'elles auront choisi de m'écrire ou confier en privé.
[photo : le CD mystérieux]
ADDENDA DU DIMANCHE MATIN :
L'un des mystères au moins est éclairci, grâce à l'un de mes lecteurs (très proche mais occasionnel), merci à lui et de faire l'effort de lire et d'avoir pensé à me préciser, et qui lui se souvenait que le CD de Paul Machlis datait de l'été dernier, un gain à une tombola d'un des cirques Zavatta, de passage sur notre lieu de vacances et à la représentation duquel les enfants et lui avaient assisté (moi : trop contente d'avoir une soirée entière seule pour pouvoir travailler). Il était donc un peu normal que je n'en ai pas le souvenir, ce n'est peut-être pas moi qui l'avait posé là où je l'ai retrouvé en rangeant.
N'empêche que pour un gain à un machin, il est très agréable à écouter (ce n'est pas non plus le chef d'oeuvre du siècle, entendons-nous bien, mais il se tient).