Un putain de parfum de fin
Ils vont tous mal

Les Secs

Hier soir, assez tard, ligne 13

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Je n'avais pas eu ce soir le métro magique et arrivée à Champs El Clém sur le quai de la ligne 13 n'avais pu que constater que le prochain était favorable aux Dionysiens.

A Dieu ou son absence ne plaise, je décidai d'y monter quand même : à La Fourche il fait moins froid.

J'avais juste peur d'oublier de descendre tant le livre était bon (1).

J'ai su me tenir. J'ai même su regarder un peu autour de moi, alors qu'assise à la station où l'on doit sur place attendre son changement (métros bleus vers Saint Denis, jaunes vers Asnières) j'étais sur le point de reprendre ma lecture interrompue seulement pour descendre de la rame précédente et me poser là.

Sur le quai d'en face, un homme, pas si mal habillé (un jean gris, un blouson épais comme de cuir fauve) cependant passablement égaré et probablement sans abri, se préparait pour un morceau de nuit, jusqu'à tant que ça ferme, ça serait toujours ça de pris.

Il avait étalé au sol des lambeaux d'affiche publicitaire, sac de couchage symbolique et assis en tailleur à l'extrémité comme d'un lit au bord, il alignait soigneusement de grandes canettes métalliques de bière, non sans achever de vider la dernière. J'en ai compté quatre. Deux litres, donc. Mais depuis quand ?

Il se mit à fumer, discrètement, toujours au bout du bord de son absence de lit. Puis d'un pas de coton mais sans divaguer ni de la voix ni de trajectoire, s'en fut pisser à quelque pas dans l'angle extrême de la station.  A ce point des opérations, l'alcool dut se rappeler à son mauvais souvenir, et chancelant il fut contraint de s'appuyer de biais contre l'un des murs. Je n'osais imaginer l'état de son pantalon, mais ne pus m'empêcher d'y penser : à cause que dehors il gelait à pierre fendre et que s'il n'était pas un peu déshumidifié avant de devoir sortir, ça risquait pour lui de tourner fort mal.

Au même moment à l'autre bout de la station là où l'on entre ou sort, retentit la clameur prétendument joyeuse d'une dizaine de jeunes hommes en goguette et qui braillaient "Aux Champs Elysées tadatadataaaa" annonçant ainsi qu'ils avaient l'honneur de s'y rendre, avec le ridicule fini de qui entonne une chanson dont il ignore le moindre couplet et boucle sans fin sur le refrain.

Eméchés mais pas méchants.

Heureusement.

Ils étaient plutôt bien sapés à ce qu'on pouvait en voir, à leurs tenues de grands froids sombres. Cheveux un peu longs, à l'hirsute travaillé.

J'imaginais le mauvais film possible, en cas de boisson agressive, les types en bande et fiers de leur fric s'en prenant au gars flageolant et pitoyable, au motif qu'un moins que rien qu'on assassine c'est le faire tendre vers zéro (2), effrayante ébauche d'ascension sociale.

Mais les gossiers étaient de trop bonne humeur pour chahuter qui que ce fût fors d'éventuelles girondes jeunes femmes (3). Il n'en passa pas.

Ils abandonnèrent soudain le TADATADATAAAaaaaa pour scander à plusieurs reprises ce que je pris pour un mystérieux manifeste :

"Nous représentons les Secs".

Je me dis qu'effectivement ils semblaient bien davantage du côté des secs et des abrités que le pauvre homme sans logis qui au bout du quai marinait dans sa bière. Comme la narratrice du livre que je lisais je me demandais pour combien de temps encore les Secs seraient la majorité face au peuple de miséreux errants que nous serions devenus, laborieux mais trop mal payés pour se maintenir en logement.

Le livre me rappela ainsi, et j'en oubliai le monde d'une de deux phrases lue sur la solitude et qui me crucifia (4).

Ce n'est que quand le métro que j'attendais arriva puis redémarra, qu'en jetant au passage un coup d'oeil à la bande festive, je saisis le sens, pourtant évident, de leurs mots. Que faisaient-ils si loin de Cergy ?

(1) En fait une lecture de rentrée dont j'avais mis la fin de côté pour le plaisir ou en cas d'aller mal, comme un bon remède dont on préfèrerait garder un fond dans l'armoire à pharmacie, par crainte d'en manquer en cas de crise qu'il peut soigner. L'avoir repris est sans doute bon signe.

(2) article de Louise Barcellini pour Rue89

(3) N'y pas voir de discrimination mais juste la constatation qu'ils avaient l'air d'une bande de jeunes hétérosexuels mâles. Et que donc.

(4) "Les gens seuls, victimes d'un chagrin nouveau, se consolent comme ils peuvent et comprennent soudain - ceux qui marchaient autour d'eux et qui tout à coup se courbaient, ralentissaient le pas, sans raison apparente, maintenant ils comprennent car eux aussi sont courbés, ploient sous un poids qui n'est pas la vieillesse et pas la maladie - mais seulement le désarroi parce que quelqu'un est parti. Parce qu'il faut oublier la présence et supporter l'absence"

Cécile Wajsbrot "Conversations avec le maître", Denoël page 142.

[photo : ligne 13, une autre station, un autre jour]

            

petit complément d'explication à l'attention des non-parisiens, des distraits ou des arrivants de fraîche date, bref de ceux qui n'ont pas l'habitude de la configuration des lieux et pour qui le billet qui précède risque de sembler confus :

La ligne 13 qui traverse Paris du Nord au Sud (d'où le NS entrelacé que l'on voit sur les carreaux anciens, la ligne s'est appelée ainsi m'a-t-on dit), se divise au nord en deux branches distinctes, l'une allant vers Saint Denis et l'autre vers Asnières et Genevilliers.

Il convient donc quand on "remonte" vers le nord de bien choisir la rame dans laquelle monter. Le changement se fait (sauf à certains horaires particuliers) sur le même quai : si l'on est dans un métro qui ne va pas dans notre direction il suffit à La Fourche de descendre et d'attendre qu'en passe un qui soit enfin favorable.

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