Petites annonces
Un manteau de saison

Ma première mort un an après

(texte en vue d'un slam ; à rebosser en ce sens)
   
P2170026
   
Personne ou presque ne l'a su, sauf peut-être l'assassin.
Et encore.
   
Il m'a sans doute vue repartir poliment et sur mes propres jambes, sans blessure apparente, après l'avoir salué, non sans une grande tristesse et avoir demandé pour la dernière fois des nouvelles de connaissances communes auxquelles je tenais dans l'au-d'ici.
   
Je suis morte l'an passé, en février un peu loin de chez moi. C'était un vendredi. 
Le coup fatal encaissé, j'étais à peine un peu plus transparente qu'à l'ordinaire. Tout en n'y étant plus (1). Ce qui me restait de corps solide déjà m'encombrait. J'ai pensé le balancer dans le canal voisin ou sous un transport quelconque, puisque tout transport désormais me serait impossible.
    
Hélas ou heureusement, un homme sensible et attentif, que je connais de vue et qui se trouvait là pour raison de boulot, m'a aperçue passer ; pauvre carcasse vide, ce qu'il en restait.
Et il m'avait suffisamment croisée en d'autres circonstances pour percevoir que ça n'allait pas.
Il me l'a dit
- Oh vous, ça va pas.
ou quelque chose comme ça.
   
Il semblait trop vivant, en forme, les yeux pétillants, pour être mort aussi. J'en ai conclu que même mourir je n'avais pas su, seulement partiellement, imparfaitement, comme toujours dans ma vie.
   
Si la vie après ma mort est aussi foireuse que ma vie pendant ma vie, j'étais mal barrée.
 
J'ai voulu faire un effort envers celui qui gentiment se faisait secourable alors que je ne suis rien pour lui que quelqu'un qui lit et qui n'aime pas tout ce qu'il écrit. Je n'ai donc pas répondu :
- C'est normal, je suis morte.
mais simplement :
- On m'a quittée.
   
Et comme je ne voulais pas peser, ça n'était pas mon boulot sur terre, c'est pas dans les limbes que ça va commencer, j'ai embrayé sur son travail, un ouvrage que j'en aimais, la solitude comme il savait la rendre. J'étais à présent bien placée pour confirmer.
   
N'eût été le contexte et mon état gazeux, ce fut une belle conversation de terriens. Il était attendu, j'ai pris congé puis, erré dans les allées.
 
 
C'était un lieu clos. Le froid n'y passait pas. A moins que ce soit mon état qui faisait que je ne le sentais pas.
   
Une proche buvette m'avait servi la veille un jus de fruits délectable. Je n'avais ni faim ni soif, n'éprouvais plus rien d'autre que du chagrin, mais l'esprit scientifique qui m'habitait en vie ne m'avait pas quitté, lui. Pour vérification j'en ai donc à nouveau commandé un.
La mort m'avait laissé tous mes objets, mes accessoires, mon sac à main, mon portefeuille, mon fidèle et loyal appareil photo et jusqu'à mes bouquins qu'elle me condamnait ainsi à trimbaler de toute éternité.
   
Je n'ai donc eu aucun souci pour payer cet achat d'impulsion fantôme.
J'ai été particulièrement polie avec la vendeuse, probablement plus qu'un humain en exercice. Je tenais beaucoup à ce que tout se passe bien. Je craignais d'effrayer si elle me regardait avec un tant soit peu d'attention. Mon reflet furtif sur la paroi brillante d'un stand m'avait renseigné sur mon état étrange de transparence livide. J'étais presque effacée, mais pas tout à fait.
Je n'ai pas été déçue. La boisson, pourtant identique à celle de la veille était insipide. Seulement : liquide.
Quand on est mort, on n'a plus de goût.
A rien.
   
A peine plus tard ou bien juste avant, car le temps alors n'est plus linéaire, j'ai croisé Pennac. Son "Merci" la veille m'avait amusée et quand ma fille était petite ses "Kamo" furent de nos plus belles lectures-du-soir-avant-de-s'endormir, avec aussi "L'oeil du loup". Stéphanot, lui, lit les premiers pour le collège. Forcément il trouve Kamo un peu ennuyeux. L'époque n'est plus la même et la patine scolaire empoussière jusqu'aux mots les plus beaux.
   
Je vois l'homme poser sur moi son regard bienveillant. Il me dit : - Vous savez, vous ressemblez à une de mes anciennes élèves. Elle avait été gravement accidentée. Vous lui ressemblez vraiment.
Puis comme pour me rassurer :
- Elle s'en est sortie.
    
J'ai regardé mes mains que je sentais à peine, mes bras sous pulls et manteau que leurs épaisseurs dissimulaient mais qui eux non plus n'avaient plus de poids. J'ai dû murmurer : - Moi, je ne sais pas.
   
Je me suis alors souvenue que de mon vivant je prenais des photos, beaucoup. J'aimais rendre (ce) service. J'ai donc demandé au monsieur une adresse où je pourrais lui envoyer un portrait de lui que j'avais effectué l'année passée. D'ailleurs il s'en souvenait et bien volontiers me l'a confiée.
   
Je venais de toucher mon premier travail d'après la mort. Retrouver l'image, la faire imprimer, l'envoyer par la poste concrète.
 
J'ai alors compris qu'entre la vie et la mort finalement peu changeait, que je ne m'en sortirais pas comme ça, que j'allais être obligée de continuer. Ainsi chaque ombre poursuit son monde, en parallèle de ses voisins, de ses vivants et des suivants.
Celui de la réalité est pourvu de désirs, sensations, goûts et contrastes, chaleur et glaciation. Celui-là désormais continue sans moi.
   
Celui où je vis ma mort est plutôt gris et froid. Et dépourvu de sens fors celui du devoir. La mort ne permet pas d'échapper à ses responsabilités. J'en vois que ça déçoit. 
      
[photo : à la gare du lieu du crime, le lendemain peut-être]
   
(1) le double-sens est voulu ainsi que les jeux de mots plus ou moins privés dont ce texte est truffé. Pardon à ceux que ça agace, je n'ai pas pu m'empêcher. Ceux qui savent ou qui devinent, rigolez, ça sera toujours ça que la tristesse n'aura pas.
 

Commentaires