Mes parents se disputent (et les voisins aussi)
30 janvier 2007
Un soir, il y a plus d'un quart de siècle, loin du coeur de la ville
Il est rentré avec sa tête des très très mauvais jours. Il va falloir la jouer serré. Ma mère aussi l'a remarqué, qui s'active nerveusement aux fourneaux et annonce alors qu'il n'est que 18 heures 47 "dans 5 minutes c'est prêt".
Elle n'a pas compris, la pauvre, que son trop d'empressement nuisait à la ponctualité requise et que si une avance était moins grave qu'un retard, c'était quand même une faute.
J'entreprends de liquider un exercice de maths, vite, très vite avant l'appel du dîner. Mais peine perdue, ma mère croyant bien faire a trop accéléré.
- Tu veux voir ton policier à la télé, dit le père d'une voix sourde qui présage le pire. C'est ça hein ? C'est pour ça hein que tu nous fais manger si vite. Et déjà il monte le ton.
- Je croyais que tu avais faim, hasarde-t-elle.
- Oui j'ai faim, concède le père, enfin.
Nous mangeons. La tension est palpable. Celle qui précède l'orage d'été n'est rien à côté.
Seule ma petite soeur semble ne sentir rien. Elle se fait sage, elle se tient bien. C'est une petite championne du se tenir à carreaux.
Bravement, je tente d'attirer l'attention. Je parle du collège, d'une bonne note reçue, d'un devoir sur table prévu demain, les maths, mais je les sais bien.
- Tu as trop salé les pâtes, gronde-t-il soudain à l'adresse de la mère, qui ne réplique rien. Quand je rentre de l'usine, quand même je pourrais manger bien.
- Moi je les trouve bonnes comme ça, dis-je en tentant de détourner l'ire paternelle, ne serait-ce qu'un peu. Un tout petit peu.
Puis j'enchaîne sur les maths, Il me reste juste à revoir un chapitre de géométrie Euclidienne, tu sais papa c'était un grec, tu connais sûrement (mon père a fait du latin, je suppose la compétence extensible aux voisins).
- Parce que quand je rentre, je suis crevé moi, j'en ai assez de me tuer pour ça. Et toi tu prépares le repas, tu n'y penses même pas.
- Euclide tu connaissais, hein papa, dis tu sais qui c'est ?
- Tiens toi droite, et pas les coudes sur la table.
- Mais j'ai pas les cou ...
A ce moment, un hurlement. Ça vient d'à côté. Le mur mitoyen. Les voisins.
- C'est leur télé, ils mettent trop fort, dit trop vite la mère, cherchant à tout prix à cacher l'horrible vérité à sa progéniture.
- Oui c'est la télé, dit la petite, désireuse de se convaincre que son père est le seul un peu méchant de ce monde qui l'a vue naître.
- Non, c'est le voisin en train de tuer sa femme, dis-je du ton le plus Dany Wilde que j'ai pu trouver afin de faire ressortir que non seulement je ne suis pas dupe de leur pieu mensonge mais parfaitement capable d'affronter l'horreur et même d'en rire.
J'ai gagné, ils sont deux à me fusiller du regard et une troisième à me considérer d'un air de reproche avec des larmes aux bords des gros yeux que lui font ses lunettes.
Un deuxième cri après un bruit sourd me sauve la mise,
- Qu'est-ce que je vous disais !
Mais ils sont déjà partis, descendent l'escalier, rassemblés par l'action. Seule la petite n'a pas bougé qui pleurniche sur son assiette.
Ah et puis moi, moi non plus j'ai pas bougé. C'est qu'il y a des priorités à gérer dans la vie et que tant que les parents se coletinent le drame d'à côté, ils en oublient de se menacer.
Les éclats de voix zézaillant du voisin ne laissent aucun doute sur son état : il a encore oublié que l'eau pouvait très bien étancher sa soif. J'entends celle de mon père, qu'il sait avoir forte et ferme quand il le faut.
Marrant, ça fait ressortir son accent.
Ma mère remonte en soutenant la voisine au visage un peu marqué et bouffit par les larmes, mais qui se tient surtout un bras.
J'ai bien appris mon rôle, à force, je salue sans insistance puis prend ma petite soeur presque dans les bras (elle est trop grande, quand même pour ça) et lui dit d'un ton ferme et d'un oeil sans réplique
- Allez, viens, on va se coucher.
Elle ravale un sanglot. Tout ce qu'elle voudrait c'est aller se fourer dans les jupes de notre mère, laquelle a pour l'instant d'autres chats à fouetter.
- J'ai pas fini mon yaourt.
Un coup d'oeil échangé avec ma mère qui en est à tapoter le visage de l'autre femme avec un gant qu'elle a humidifié, me donne l'autorisation d'une réponse inhabituelle :
- Tu le finiras dans ta chambre, et puis je vais te lire une histoire.
(je pense : et mes maths, je les finis quand ? Et si après j'ai pas le temps, est-ce que mes parents me feront un mot ? Et pour dire quoi ? Et à quoi bon, le prof dira, des révisions ça se fait pas au dernier moment).
Les voix d'hommes en bas se sont calmées. On entend du remuage de quelque chose, ils semblent à présent passés à côté. Les petits pavillons sont si collés que parfois entre un bruit d'entre deux cloisons simples et un autre venant de la maison voisine, on s'y perd.
La petite soeur s'endort à mon histoire, tout en frissonnant encore quelques sanglots d'enfant.
Je crois que lui souhaiter de beaux rêves, en l'occurence est superflu.
Quand mon père revient un long temps après, je me fais engueuler d'être encore debout, je dis Je révise les maths.
On m'en concède une brêve indulgence, allez, traîne pas, tu fniras demain.
Et puis :
- Le voisin, quel imbécile.
Au matin quand je me réveillerai pourtant de fort bonne heure pour aller en cours, la voisine ne sera déjà plus là. Mes parents ont soudainement apaisé leur relation. Ma mère pour une fois prend son petit-déjeuner en même temps que lui, alors que d'hab c'est moi et moi seule.
D'à côté aucun bruit. Mais au silence soudain de mes géniteurs quand j'entre dans la pièce, je comprends que je n'en saurais pas plus. Je me grouille de manger et je file dans ma chambre réviser ce qui la veille ne le fut pas.
Quelques jours plus tard, la voisine est revenue, toute pimpante, sinon bien habillée, notre monde est celui des Deschiens moyens, du moins soignée de sa personne.
Habituée à la voir défaite et égarée par la peur et la douleur, je marque un épouvantable temps d'arrêt avant de la saluer et la précéder auprès de ma mère, qui je crois bien l'attendait.
Après les remerciements plus chaleureux que de simple usage, la voisine nous explique dans un discours haché d'émotion que non finalement à présent ça va, qu'il est tout gentil, qu'il ne faut surtout pas prévenir la police ou quelqu'un comme ça.
A la fin et plus ou moins en regardant dans ma direction, elle ajoute :
- Quel foyer uni ici. Je vous envie.
J'ouvre la bouche pour rétablir un minimum de vérité mais d'un regard sans appel ma mère m'intime de me taire.
Alors on se tait.
Puis la voisine repart emportant avec elle sa ou ses vérités.