Mes voisins [des temps] anciens - partie 2 - Henry Miller
05 décembre 2006
Clichy la Garenne, en 1991, peut-être en juin ou en juillet.
Je dois sans doute à un voisin ancien que je n'ai pas connu, l'histoire (sé)rieuse de mon seul choix.
Car ma vie est ainsi faite que je ne choisis pas. J'essaie à chaque pas de limiter la casse, calmer les dégâts d'une situation de départ toujours plutôt difficile et faire de mon mieux pour qu'on s'en sorte, au début mes parents ma soeur et moi, puis l'homme et moi, puis le même avec un enfant et depuis 11 ans, deux.
Nous n'avions pas choisi Clichy. C'était un hasard de 1% patronal (1), un dossier déposé, une attente qu'on trouve longue, un jour un appel puis une visite à faire le soir même et une réponse à donner dés le lendemain matin.
Mais l'endroit nous convenait bien.
Il nous faut déménager pour cause de hausse subite de loyer, d'enfant déjà née, d'espérance d'un second et d'espace nécessaire. Nous souhaitons rester dans le coin, pratique pour nos trajets métro-boulot, pour la famille aussi, et surtout pour Paris voisine et proche. Aucune location ne correspond à nos souhaits, pourtant modestes (un trois pièces assez grand pour y casser potentiellement deux enfants et leurs parents). Il va donc falloir acheter, une fois de plus nous endetter (2).
Les agences nous trouvent trop jeunes, et notre apport trop faible (3). Leurs commerciaux estiment sans doute l'homme un peu mou (3), pas assez convaincu, encore calé sur une solution infantile et boudeuse de type on reste où on est en refusant la hausse de loyer.
Ils nous baladent donc hors zone, vers Asnières ou Gennevilliers, nous présentent des deux pièces quand nous demandons trois avec notre petite dans les bras.
Je ne sais plus comment, peut-être juste de passer devant, lire les annonces et puis entrer, je tombe sur la bonne agence, tenue par la bonne personne. Elle s'appelle madame Pariente et possède le respect du client, le sens du service, pas seulement des affaires ; et de la psychologie.
Elle me présente sans m'en raconter le taudis qui correspond exactement à mes souhaits surfaces + localisation + budget prévisionnel raisonnable. Pour l'espace espéré, nous sommes vraiment trop courts.
Elle voit, s'y attendait, mon air désappointé : trop de travaux lourds immédiats dans des lieux trop petits. Je dis tant pis, on ne saura pas faire, et puis si un jour vient un second enfant il faudrait déménager, tant pis, c'est pas lui.
Elle ajoute, remarquez, dans l'avenue il y a un appartement qui correspondrait exactement à ce que vous cherchez, il est à rafraîchir, mais habitable. Le hic c'est que ça n'est pas du tout dans votre budget. Mais bon c'est tout prêt près.
C'est tellement tout près qu'on y va à pied. Je vois la plaque, celle des jours dit tranquilles qu'il vécut ici. Ici même, dans cette rue dont je sais que de nuit les jours de pluie elle me fera voir New-York, des tractions avant, des gangsters de romans noirs détourneurs de prohibition, et que de jours avec ses arbres - des arbres, ici -, je la trouverai belle, tout simplement et encore dans vingt ans.
L'appartement que nous visitons est sans habitants depuis un moment, un décès sans doute, de quelqu'un d'âgé qui y avait vécu longtemps. Quelques photos dentelées de gens souriants traînent avec trois bricoles sur un meuble encastré.
La cuisine est grande et elle possède une porte. De la fenêtre au loin on aperçoit le sacré coeur, que je déteste d'allure et de symbole mais que j'apprécie parce qu'il dit "Paris". Les tissus muraux fatigués me plaisent. Et puis par dessus tout, à peine entrée j'ai su que j'étais chez moi, que c'était inéluctable, que ça serait ici.
La plaque entrevue semble m'avoir suivie, s'être accrochée au mur de la large entrée avec un texte réduit à ces trois lettres ICI
Evidemment quand elle m'annonce le prix, je comprends rationnellement que ça n'est pas possible.
Les mois qui suivent sont un combat. Il me faut affronter les réticences de l'homme, être financièrement circonspect et prudent sauf quand il s'agit de ses propres lubies, convaincre la famille, ceux qui pourraient aider, donner le coup de pouce indispensable au toilettage de notre situation financière afin que nous présentions un apport en apparence suffisant, faire toutes les démarches pour obtenir les prêts. Sans parler d'un vacillement de dernière minute du co-signataire soudain paniqué.
J'avais, j'ai encore, peu lu, pas assez, le grand Henry, mais je savais déjà de lui qu'il en était un vrai. De ceux qui prennent les risques qu'ils estiment nécessaires pour suivre le chemin qu'ils ont perçu comme le leur. A chaque fois que je croyais fléchir, j'ai pensé à lui, j'ai pensé c'est là, j'ai pensé moi aussi je peux vivre en mangeant peu et en baisant beaucoup, j'ai pensé Big Sur (4) c'est trop loin, mais Clichy c'est bien.
Même si la vue n'est pas la même.
J'ai payé fort cher cet unique choix, celui d'un lieu et pas seulement au sens littéral. Mais longtemps avant de comprendre ce qui m'attendait, peut-être contaminée à force de voisinage à 5 ou 6 numéros et 57 ans près, j'avais pressenti que ça serait ici, dans l'ombre portée proche d'un type que j'admirais pour un type de travail qu'on m'avait fait croire complètement inaccessible aux gens dont j'étais.
Merci monsieur Miller, l'adresse était la bonne.
(1) à l'attention des lecteurs lointains, un système en France qui fait que lorsqu'on est employé d'une entreprise d'une certaine taille, celle-ci contribuant à la construction de logements sociaux dispose de l'usage de certains d'entre eux pour y loger ses salariés. (c'est le principe en gros, je suppose que juridiquement c'est plus subtil) ; j'ai commencé tôt à bosser à l'usine.
(2) Nous venions juste d'écluser le remboursement de nos études.
(3) il l'est.
(4) Partington Ridge
[photo : la plaque, 22/11/2006 en rentrant du Wépler Bataclan]
Pour les amateurs, quelques liens sérieux et bien plus utiles que mes histoires de logements :
une photo plus sérieuse et diurne (de la plaque concernée)
Fulie, si tu passes par ici, j'ai souvenir d'un billet chez toi sur "Le colosse de Maroussi", je crois bien, pourrais-tu m'en redonner le lien ?