REALITE
Cantine, d'usine, ce midi (un jour d'automne de l'an 2006)
L'amie avec laquelle je déjeune à la pause, me fait toute joyeuse :
- Alors comme ça, tu as vu Géraldine ?
Je n'ai pas vu Géraldine, une ancienne collègue commune, depuis un siècle ou deux, donc son propos m'étonne.
Je me rappelle ensuite qu'un de mes handicap dans cette vie qu'on a est qu'en marchant je songe à trop de chose et ne vois pas les gens, ou bien tout au contraire crois voir ceux qui n'y sont guère.
Je réponds, hésitante :
- Peut-être que nous nous sommes croisées et que je ne l'ai pas vue mais elle moi si ?
Ma copine complète alors le tableau :
- Ah non, c'était pas juste se croiser, c'était se voir et discuter un bon moment, Josiane m'a même dit que Géraldine et toi aviez parlé de Thierry et que d'ailleurs [elle me rapporte ce que de ce Thierry d'après Josiane dixit Géraldine j'avais dit, c'est même plutôt précis].
Je tombe en pleine bras-m'en-tombance (1) : non seulement je n'ai pas vu Géraldine, mais le Thierry m'est inconnu. Je sais vaguement son existence qui m'avait été mentionnée par plusieurs personnes comme quelqu'un de leur service, mais pas son identité. L'amie est à son tour surprise, pourquoi aurait-elle douté des dires de Josiane sur quelque chose qui n'avait rien d'extraordinaire, une simple conversation.
En croisant plus avant nos informations, nous parvenons à une explication plausible : une tierce personne, que j'ai réellement rencontrée et qui connaît les quatre autres, aura mis un nom (celui de Thierry) sur des propos plus généraux ; une ou deux incompréhensions ou approximations plus tard, et j'avais fait une rencontre que je ne n'avais pas faite et parlé péremptoirement d'un homme qui m'était inconnu.
FICTION
ç'aurait pu être n'importe où en France mais pour simplifier on dira Paris, d'avant le 9 octobre 1981, du temps où la peine de mort existait toujours mais l'exploitation des traces d'ADN pas encore.
celui qui accuse (2) :
- Josiane Martin a témoigné ici même que Géraldine Dupré, le jour de sa mort avait déjeuné avec vous, que vous vous étiez entretenus assez longuement, notamment d'un certain Thierry Mirfond sur les capacités professionnelles duquel vous aviez émis certains jugements précis. Vous êtes donc la dernière personne à avoir vu Géraldine Dupré vivante. Elle avait téléphoné à Josiane du bureau de poste de la rue Bachaumont afin de la prévenir qu'elle serait en retard pour reprendre le travail cet après-midi là, qu'elle ne se sentait pas très bien, qu'elle repassait chez elle. C'est en ne la revoyant toujours pas revenir passé 16 heures que Josiane a décidé de faire après son travail de le détour par le domicile de sa collègue dont elle avait un double des clefs puisqu'elle lui rendait de menus services, notamment aux vacances, découvert son cadavre puis donné l'alerte. Vous pouviez tout à fait avoir attendu Géraldine Dupré hors du bureau de poste, l'avoir accompagnée ensuite puis agressée à son domicile.
Quelle est votre version des faits ?
l'accusé :
- Je n'ai pas vu Géraldine Dupré depuis plusieurs années. C'était pour moi une collègue. On s'entendait bien, pourquoi j'aurais fait ça. Et puis je ne sais pas qui c'est, Thierry Mirfond. Ça fait longtemps que j'ai changé de service, si c'est un collègue à elles toutes, je le connais pas, moi.
celui qui accuse :
- Josiane Martin, une personne digne de confiance comme le confirment ses états de service, est totalement affirmative sur les propos qu'au téléphone Géraldine Dupré a tenus. De plus la concierge de son immeuble a bien vu qu'elle rentrait à une heure inhabituelle et qu'elle était accompagnée d'une silhouette masculine dont la description correspond exactement à votre taille et votre corpulence. Elle a précisé que l'homme était vêtu d'un duffle coat brun clair, c'est le cas de votre manteau. De plus ce jour-là je vous rappelle que vous aviez pris un congé, que votre hiérarchie vous avait accordé avec bienveillance bien qu'il fût demandé de façon un peu cavalière et en dernière minute.
l'accusé :
- Mais c'est juste que ma mère m'avait envoyé un télégramme qu'elle montait à Paris, que ça faisait un peu longtemps que j'avais pas fait le ménage, et du rangement, une journée pour tout plus les courses, c'était pas du luxe.
celui qui accuse :
- Les courses, vous avez donc vu ou parlé à des commerçants ? Dites nous donc lesquels.
l'accusé :
- je vais à la boulangerie rue Montorgueil, l'épicier est tout près. Et puis aussi j'étais passé à la pharmacie, celle de la rue des Petits Carreaux.
celui qui accuse :
- A quelle heure était-ce ?
l'accusé :
- Ben, le matin, vers les 10 heures je dirais. Après je suis rentré sans traîner, je voulais faire le mén...
celui qui accuse :
- Vous l'avez déjà dit. Et l'après-midi ?
l'accusé :
- Après je suis resté chez moi tout le temps, je vous dis, j'ai rangé.
celui qui accuse :
- Y a-t-il quelqu'un qui puisse attester de votre présence à votre domicile cet après-midi là ?
l'accusé :
- Ben non, j'étais tout seul, moi. Ma mère ne devait arriver que le lendemain, c'est pour elle que je voulais que ça soit tout bien propre, vous comprenez.
celui qui accuse :
- Et la concierge, chez vous ?
l'accusé :
- Non, ce matin-là je l'ai pas croisée. Quand je suis remonté avec les courses, le courrier était déjà glissé sous la porte.
celui qui accuse :
- Des voisins, avez-vous croisé des voisins ?
l'accusé :
- Ben, non, personne. Vous savez, c'est tout des gens qui travaillent dans mon immeuble. A mon étage, c'est des studios, des célibataires comme moi, on part tous au travail le matin, et on rentre le soir. Là c'était juste parce que ma mère ...
celui qui accuse [avec lassitude et agacement ] :
- Oui j'ai compris.
(2) je n'ai pas les compétences de Maître Eolas dont le billet de ce jour m'a inspiré celui-ci. Bien sûr je pourrais "faire comme si" en reprenant les fonctions qu'il mentionne et en mettant moins de flou entre enquête et accusation, mais ça serait comme un peu tricher. Je ne cherche pas ici à être documentaire, juste à incarner un engrenage par un dialogue, une situation fictive transposée d'une réalité anodine.
nb. : prénoms fictifs de partout, bien évidemment.
9 octobre 2006 : 25 ème anniversaire du décret de promulgation de la loi portant abolition de la peine de mort.