D'une élégie la lente lecture
Excès ou absence

Un été sans faim

      

Un lundi soir, en août, dans un bon restaurant de la rue Richer.

 

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L'homme entre d'un pas timide et résolu. Je pense aussitôt qu'il vient pour se proposer à travailler, et qu'il tombe un peu mal.

Nous sommes en effet les derniers clients du restaurant ce soir. Nous y fêtons le père de Stéphanot et moi mon dernier jour d'usine et son avant-dernier jour de bureau avant vacances.

D'ailleurs le chef est à présent venu discuter avec nous, lui aussi a terminé sa journée, du moins le croit-il. En zone non directement touristique la basse saison est fort basse et les fortes chaleurs qui ont précédé n'ont pas incité les habitants à autre chose qu'à du grignotage frais. Or lui nous propose une fine cuisine française de type régal des papilles.
A aucun moment de la soirée nous n'avons été nombreux.

Le visiteur tardif parle avec le serveur. Je me demande en quelle langue, l'un comme l'autre paraissant étrangers. Hésitations sémantiques ou requête délicate, iIs semblent parlementer. Je finis par me demander si le demandeur ne cherche pas un quelconque dépannage tabagique. Quelle chose dans sa démarche, ou sa nervosité enrobée d'une sorte de lassitude me l'a fait penser en manque. Mais de quoi ?

Sur un signe de son collègue le chef nous abandonne après une brève civilité. Nous le voyons disparaître en cuisine. Nous pensons sans l'articuler que peut-être à l'occasion ils font des plats à emporter, à titre de dépannage. Et que c'est très pratique.

Un semblant de conversation nous revient, au sujet du vin, qu'en fonction de la saison nous avions choisi léger et frais, à moins que de nos desserts. Succulents.

Je perçois un mouvement et lève les yeux. L'homme nous salue bien poliment tout en mordant à pleines dents un formidable sandwich d'où s'échappent quelques feuilles de laitue et le bon rouge des tomates. Ses yeux brillent.

Le chef nous rejoint, émet un commentaire sur la difficulté de préparer à cette heure la garniture adaptée à une requête imprévue.
Mon mari manifeste un l'étonnement quand j'ai déjà compris car je voyais l'homme de face alors que mon compagnon lui tournait le dos : le pauvre bougre avait faim, il faisait tout bonnement l'aumône ; tentait sa chance. Combien de refus avait-il essuyé ? Quelle est cette société où un être jeune et à première vue valide ne trouve pas à s'employer quand tant de travaux manquent de bras (1) ?

Notre ami cuisinier ajoute, Un gars tout seul, on peut bien le dépanner. Mais le problème c'est si ça devient une habitude, ou s'ils reviennent à plus.
Il a un geste pour signifier, on verra bien, on avisera.

J'en ai oublié la musique d'ambiance, une radio agaçante, publicités incluses. J'ai vu ce soir un homme heureux ou du moins soulagé. Où qu'il dorme, ce sera l'estomac plein.
Mes parents encore enfants ont souffert de la guerre, ils ont connu la faim. Je ne sais pas l'oublier.   

(1) ils manquent le plus souvent également de budgets, j'en suis consciente. Mais n'est-ce pas le signe que quelque chose ne tourne particulièrement pas rond ?

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