Dites madame, pourquoi les gens ils sont tristes ?
29 juin 2006
Arrêt du PC3, porte de Saint-Ouen mercredi soir vers 22 heures
Elle porte une de ces robes traditionnelles qu'ont les vieilles dames marocaines ou kabyles. Mes 42 ans de banlieue me font honte de ne (toujours) pas savoir les distinguer. Elle a ôté son foulard coloré afin de le réajuster en se mirant pour se faire dans le reflet approximatif que lui renvoie le tableau d'itinéraires.
Elle attend le PC3, dont j'ai aussi besoin pour rentrer chez moi.
Ma présence soudaine interrompt son geste, qu'elle suspend le temps de vérifier que je suis bien une dame et ne présente de danger ni pour sa pudeur ni pour le reste. J'ai mon vieux sac et des livres en main, l'ensemble est suffisamment rassurant pour qu'elle poursuive sa remise en ordre.
Celle-ci achevée, elle me demande un renseignement banal quant au bus que nous attendons. Puis comme je lui ai répondu de mon mieux, alors se lance :
- Madame, excusez-moi de vous parler comme ça, mais vous voyez, ça fait 32 ans que je vis ici et je ne comprends pas, ce n'était pas comme ça avant,
[une pause, comme si elle prenait courage avant de prononcer des mots dont elle craindrait l'effet]
- Dites madame, pourquoi les gens, maintenant, ils sont tristes ?
Le démenti est exclu, j'ai de bonne raison de croire que c'est ma propre expression quand je suis arrivée à l'arrêt qui lui a rappelé que cette question la taraudait.
En gage de bonne volonté, je hasarde une réponse tirée de ma propre expérience :
- Je ne sais pas, mais je vois les gens que je connais, ils ont tous soit trop de travail et ils sont stressés, surmenés, ont même peur de le perdre et donc sont tristes, soit au contraire du travail ils n'en trouvent pas, se sentent inutiles et ont de gros ennuis d'argent. Ca ne rend pas non plus très joyeux.
Elle me contredit de ses souvenirs :
- Mais quand je travaillais, nous on était joyeux, des fois même on chantait.
Intervient alors un homme qui venait d'arriver, qu'on ne pouvait accuser d'aucune mélancolie, tout souriant et détendu comme qui a bien bossé puis dîné et bu un coup avec les copains et s'apprête à rentrer tranquillement chez lui avec le sentiment des devoirs accomplis.
D'allure et de physionomie il me fait penser à un Philippe Besson qui serait venu de Méditerranée.
- Elle a raison la dame, les gens ils ont peur de perdre leur boulot ou alors ils en trouvent pas et ils sont malheureux. Mais tout le monde est pas triste. Je suis pas triste moi.
[une pause, puis jugeant le terrain sans hostilité, ce dont je me sens honorée]
- Et puis quand ça va pas, je m'en remets à Allah. Le XXème siècle (sic) sera peut-être le siècle pour des miracles, il faut pas désespérer.
La femme ayant repéré le compatriote linguistique, enchaîne en arabe, pour dire qu'à part le numéro du siècle, elle est d'accord avec lui. Il me lance un regard d'excuse, mâtine encore d'assez de français les phrases suivantes afin que je puisse suivre, mais devant l'appétit de dialogue en V.O. de la probable grand-mère finit par capituler.
Je les abandonne volontiers à leur conversation, il suffirait que je la relance d'un argument en français pour qu'elle m'intègre à nouveau. Mais je laisse tomber, vaguement soulagée : je veux bien hasarder des discussions de société et de philosophie mais me méfie des politiques et plus encore des religions.
Le bus arrive et nous montons. Ils parlent toujours. Quand je descends très peu plus tard, je les salue. En souriant ils me répondent.
Le temps d'un court trajet, on était moins tristes à trois.
[photo : arrêt du PC3, Porte de Clichy, ce soir]