Weinend
28 avril 2006
Il s'est approché du piano. J'ai retenu mon souffle.
Non pas tant que j'attendais qu'il chante, non. On le connaissait comme choriste, on savait sa voix belle et que ce soir enfin le maestro lui donnait en soliste sa chance.
J'avais seulement pris conscience avec une violence aussi forte qu'un coup porté à l'estomac de sa ressemblance avec Farid, le frère de Wytejczk.
On dit une ressemblance frappante, à présent je comprenais précisément pourquoi.
Même silhouette, même taille, même calvitie précoce, même style d'homme, de ceux dont on se dit quand on les croise inconnus qu'on pourrait les aimer mais que sans doute une autre depuis longtemps le fait, même silhouette. Les seuls différences notables étaient dans le profil du nez que l'un porte aquilin quand celui de l'autre est la discrétion même, et puis une cicatrice que l'un avait et l'autre pas.
Les traces de nos blessures seraient-elles les seuls éléments qui vraiment nous distinguent ?
J'avais les larmes aux yeux. Par chance, l'homme chantait de tout coeur, bien et avec expression. L'oeuvre, un requiem, ne prêtait pas aux sauts de joies, mon émotion toute personnelle et inavouable pouvait ainsi passer pour simple excès de sensibilité. Ce n'est pas pour ce que j'ai d'amour propre, il a chez moi disparu très tôt sous les coups d'un entourage toxique et de circonstances tendues, c'est juste que je ne voulais pas qu'on me pose de questions.
Il est des chagrins que la communauté admet quand d'autres lui sont inexplicables.
Comment rendre compréhensible qu'à mon âge avancé je pleurais à l'idée de ne plus jamais revoir le frère de celui qui avait été mon meilleur ami ? Un type que je connaissais fort peu, somme toute, mais auprès duquel je n'avais jusqu'alors passé que de bons moments partagés, dont j'aimais l'humour, la façon d'être fiable, Wytejczk disait "carré", peu bavard mais toujours intéressant et remarquablement attentif aux autres.
Seulement il en était de lui comme de tant d'autres qu'on croise ou qu'on rencontre, je ne le fréquentais que par intermédiaires et circonstances, ne m'étais jamais préoccupée d'établir un lien direct tant avait d'évidence celui qui nous rapprochait. Ayant perdu l'un, je me trouvais privée de l'autre, plus distant, plus diffus. En écoutant son double chantant je mesurais à l'aune de ma tristesse combien déjà il me manquait.
Il avait de son côté sans doute oublié jusqu'à mon existence, une vague copine du frangin et qu'on ne voyait plus.
C'était dans la logique des choses et de ma vie.
J'ai applaudi avec ferveur pour justifier mes larmes. D'autres sopranes m'ont imitée pour la part d'ovation. Notre choriste était ému, son succès mérité. Je glanais au passage une brindille de réconfort dans cette efficacité issue de mon chagrin.
Cette année les moissons seront maigres, hasardeuses, et sans (aucun) doute harassantes.
[photo : piano flou ; répétition de chorale, jeudi 27 avril 2006 XIIIème arrondissement]
Weinend (en pleurant) est l'indication d'expression qui figure en page 64 de l'édition Peters du Requiem de Verdi, mesure 634