With a little help from my phantom friend
Le questionnaire de Sophie Calle

Un court dérèglement de tous les sens (1)

   
ce soir en salle de bain, mais en même temps ailleurs
       
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Malgré le livre qui depuis le matin me tient chaud entre deux fatigues et que je rechigne à lâcher, j'entreprends de sortir la lessive. Je viens de me souvenir que je ne me rappelle plus quand elle s'est terminée, je ne suis pas sans un doute solide qu'elle ait eu lieu hier, signe qu'il est grand temps de songer au séchage.
         
Je m'applique à défroisser le linge avant de l'étendre pour faire pardonner mon peu d'empressement préalable à son égard, quand je te rejoins soudain ou que tu déboules en moi, j'avoue ne pas savoir.
      
Je tiens alors le tee-shirt blanc essoré mais humide que je m'apprêtais à étendre, tout en étant soudain à tes côtés dans une bibliothèque qui m'est inconnue.
C'est curieux, je ne suis ni parmi l'assistance, ni partie prenante à la rencontre qui s'y déroule ; un peu de côté. Personne ne remarque ma présence, ce qui me semble normal, toi seule sais et qui parfois cherchant un mot écoutes ceux que je te propose en silence et choisis le meilleur ou encore son cousin.
    
Mes accès d'imagination ne sont d'ordinaire pas aussi nets, ils ressemblent plutôt à une succession de photos que je serais en train de prendre. Mais ce soir c'est tout différent, ma perception est celle d'une caméra parfaite bien plus élaborée que la petite super 8 dont j'ai disposé enfant. Il y a le son. J'entends ta voix fort distinctement et capte tes propos précis.
   
Le public est varié, tu le rends attentif. Sont venus des retraités dont certains de l'âge précoce que sait fabriquer notre économie excluante, eux se déplacent quel que soit l'intervenant. On les sent agréablement surpris par tes façons directes, franches et sans langue de bois. Je te souffle un supplément d'humour au moment où une question aux correspondances intimes un peu plus fort te touche. Tu me glisses brièvement un regard reconnaissant, j'ai évité que ça te reste.
    
Cette partie de l'assistance exigeante et cultivée à force de lectures accumulées au fil des ans, est joliment complétée par d'autres qui sont tout jeunes et qui t'ont lue enfants. Ceux-là sont venus te voir "pour de vrai" et on les sent subjugués. Ca les repose des assemblées houleuses qu'au lycée ces jours-ci ils ont connues. Tu leur offres une parenthèse où ils prendront des forces.
   
J'entrevois les yeux d'une des bibliothécaires qui brillent de bonheur, je me dis que c'est bon, c'est lancé, que la soirée se passera bien. Je souhaite savourer l'instant et le plaisir de ta présence.
   
Qu'elle soient simples ou parallèles mes vies réelles et intérieures m'accordent hélas rarement satisfactions durables, je me retrouve derechef un peu sonnée, assise au bord de la baignoire, toute humide de la cotonnade propre que contre moi j'ai serrée. Le temps a fait un bon de géant. C'est plus que l'heure de préparer aux enfants un dîner. 
   
Je pense que j'étais en province ; en Normandie, je crois.
Je regrette le retour. Tu me manques.
déjà.
    
   
(1) Ca devient une habitude, une nouvelle fois le titre me vient d'ailleurs. Cette fois-ci la source est double, par effet d'une de ces étrange collision que parfois fabrique le cerveau du lecteur, entre un texte d'hier : 
   
"Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n'est pas du tout ma faute. C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. - Pardon du jeu de mots. -" lettre du voyant Rimbaud au professeur Izambard le 13 mai 1871
   
et un bonheur de lecture d'aujourd'hui :
 
"Mariella ne s'était pas défendue, elle n'avait pas réagi à l'accès de folie de la mère de Lucio [...]. Ses cinq sens étaient donc déjà déréglés quand madame Camponeschi  l'avait attaquée. Elle avait d'abord vu la lumière du couloir comme si ses yeux étaient en eux-mêmes la source, ensuite elle avait entendu une vague de paroles provenant de l'intérieur des salles les plus éloignées, enfin elle avait ressenti la chaleur des corps qui se retournaient dans les draps et la soif des malades qui se cramponnaient à la sonnette. Elle n'avait parlé à personne de ce qui lui arrivait.", "Vert Palatino", Gilda Piersanti, éditions Le Passage, page 204.
   
quand bien même il ne s'agit pas précisément de la même souffrance et qu'un enquêteur désespéré bien plus qu'un poète volontaire risque de payer durement le risque de ces états cousins.

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