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Critère de convergence

      
Levallois-Perret, mercredi après-midi
      
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     Il fut un temps pas si lointain où les salons de coiffures et les salles d'attente pourvoyaient qui les fréquentait en lectures de bas étages. On ne disait pas encore Presse People, mais le concept fleurissait déjà.
       
Du souvenir précis de "Points de vue images du monde" que l'on consultait les jours de fortes fièvres chez un médecin généraliste dans une banlieue lointaine, la gosse plébéienne que je fus, garde pour toujours et mieux assimilé qu'à l'étude d'une révolution, que la noblesse n'est pas son monde et la certitude que des comtes, qu'ils soient ou non de faits, il faut toujours se méfier.
         
Cette époque est révolue. Désormais c'est chez soi que le pipole on consomme, si le coeur d'artichauts nous en dit, et dans les lieux plus publics on trouve ce qui intéresse.
          
Je découvris ainsi à l'automne un numéro millésimé de Lire (juin 1998) dans l'endroit où l'on patiente d'un hôpital pédiatrique parisien, croisai Virginia Woolf chez le radiologue (1), pris des nouvelles d'une bande de copains dans Elle chez mon coiffeur du quartier Latin, calculai la valeur de notre appartement dans un Nouvel Observateur chez le médecin de famille, quand on est fièvreux ça occupe, me réjouis du prix obtenu par "L'inconsolable" (2) dans l'Express du stomatologue. Les attentes ne sont plus vaines dés qu'elles sont cultivées.
         
Aujourd'hui, je tente ma chance avec son lot d'incertitudes : des réductions budgétaires drastiques, car de l'hôpital où j'étais suivie le service concerné va sans doute fermer, et qui en rendent l'accès contraint, les horaires réduits et les rendez-vous difficiles, jointes à  une sorte de divergence philosophico-médicale (3) me conduisent chez un nouveau soignant que mon médecin habituel m'a recommandé.
         
L'âge, l'expérience et les mauvaises fréquentations (4) m'ont rendue exigeante. Je ne sais encore si je reviendrai.
             
En attendant, je bouquine, un peu de Stendhal pour changer. Je n'ai donc pas pris garde aux lectures proposées. La fatigue, peut-être.
      
C'est en revenant d'un passage aux toilettes que je vois le magazine. Un Elle à peine périmé, sur une table basse. Du mois passé en fait. Je sais les livres vers la page 40, j'y vais directement. Deux photos et trois noms bien connus, dont celui de Virginia Woolf.
   
Elle n'est certes pas en purgatoire (5) mais je ne la crois pas non plus de mode, la retrouver là à nouveau n'est donc pas sans m'amuser, à défaut d'étonnement puisqu'à présent j'ai l'habitude. 
         
Je devine aussitôt, c'est fort irrationnel, que tout en espérant éviter d'y venir plus souvent que pour simples contrôles, je deviendrai de ce cabinet patiente régulière sans aller chercher d'autres soins plus loin.
          
Mon tour arrive. Ce spécialiste est de ceux qui écoutent sans imposer sa compétence ; elle s'affirme tranquillement au gré du dialogue. Nous nous entendons bien. Rendez-vous suivant au prochain octobre, si la vie veut.
            
Virginia ne s'égare pas, là où passe son ombre, je suis en sûreté. Je fais confiance à un fantôme. Ce n'est pas Eugène qui désapprouvera. Le dragon domestique aime les hantants intimes de ceux qui sont trop seuls.
       
                
(1) d'accord, je triche, c'était d'un patient le livre personnel
(2) Anne Godard, "L'inconsolable", chez Minuit, tout récent prix du livre RTL-Lire
(5) un bel exemple de purgatoire ici, si le lien ne se périme pas, et si bien décrit :
L'émotion Duras
LE MONDE DES LIVRES | 30.03.06
© Le Monde.fr
[photo : bricolage personnel issu d'un cliché pris à genou sur la moquette dans une vraie salle d'attente sous le regard médusé d'une patiente qui patientait patiemment mais qui n'a rien dit.
Moi non plus. Ce n'était pas celle d'un psychiatre.]

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Le cadeau d'anniversaire

      
presque à Melun, automne 2005, quand il faisait encore beau.
      
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L'homme au téléphone avait une voix fort douce et chaleureuse. Je ne le connaissais pas ; du moins ne l'avais jamais rencontré.
Dés qu'il se présenta, je sus qui il était : celui qui depuis des années rendait une amie heureuse. Copine d'une vie antérieure, partie loin de la ville pour satisfaire un rêve qui l'avait laissée seule, jusqu'à la rencontre avec celui qui aujourd'hui m'appelait, lui qui de moi ne savait que l'existence car nous voyageons peu.
    
Il m'exposa sans détour l'objet de son appel, mon amie, sa femme, allait atteindre d'âge une nouvelle dizaine, il voulait que la fête lui soit inoubliable. Bien sûr, de tout mon coeur je souhaitais participer, un peu honteuse à l'idée que mes tracas quotidiens déjà lourds aient failli me faire oublier que sa date approchait.
    
Il se proposait pour les lointains géographiques dont je faisais partie de rassembler à une adresse précise les cadeaux postaux afin de les offrir au moment de la fête.
   
L'idée de cadeau, je l'avais déjà. J'avais repéré, je ne sais plus comment, qu'un auteur qui m'était sympathique, rencontrait grande gloire et mesurait désormais ses apparitions publiques, se déplaçait pour signature au fin fond de la banlieue sud pour moi si éloignée. Je savais que mon amie, qui écrit par ailleurs et sait dire les contes, aimerait son écriture d'humour et douce humanité.
      
Mon affection pour la dame aux livres de grandes et larges ventes remontait du temps de son premier ouvrage, que j'avais découvert en pionnière et conseillé à tant d'autres, fière ensuite d'un succès auquel cette précocité me donnait l'illusion d'avoir contribué. Quand on est simple lecteur, on a sa fierté. Nous nous étions ensuite en quelque sorte perdues de vue quand "Je l'aimais", les livres sont pour moi comme les films, mon plaisir n'est pas sans une part de confidentialité, de découverte personnelle. Ceux dont on me parle avant que je ne les voie me déçoivent souvent.
      
Qu'elle soit jolie compte peu pour moi, nombreuses sont les jeunes femmes aux cheveux éclaircis et qui écrivent, au visage avenant et au sourire prompt mais fragile de qui a su se tracer une vie sur mesure non sans efforts et sacrifices. Son regard trahit la vraie beauté. C'est cela qui m'importe. Sans l'avoir jamais vue, je le savais déjà.
         
Ce samedi d'octobre, j'ai donc renoncé à mes activités familiales et sportives, abandonné Stéphanot seul à sa piscine, et pris le RER et puis le RER et puis encore et puis plus loin jusqu'à ce sud parisien.
      
Il faisait beau. Presque encore chaud. J'ignorais alors combien l'hiver qui s'annonçait serait froid, long et glacial. J'avais de l'insouciance. Je croyais en l'amitié. Je crois toujours aux livres.
      
La rencontre fut agréable, fors la question pesante d'un journaliste local que je me fis un plaisir de combattre par une plus personnelle et bien plus adaptée. J'ai aimé d'Anna son regard de reconnaissance quand j'ai pris sur moi, pour elle, de la poser. J'en savais par avance, à présent je le confesse, la substance de la réponse ; je souhaitais juste offrir diversion.
Qu'elle a si bien saisie, au grand bonheur de l'assistance.
       
La séance de dédicaces, en revanche dura deux heures, mais je m'y attendais. Sans l'avoir jamais croisée je savais qu'elle prenait le temps pour chacun de quelques paroles, d'un échange amical et d'un mot personnel bien mieux que le "pour Proserpine, amitiés" dont tant se contentent. Je profitais, incorrigible, de la longue attente pour faire ma libraire : les 3 personnes qui m'entouraient ne repartirent pas sans au moins 4 références d'autres livres qu'elles pourraient aimer, compte tenu des goûts qu'elles m'avaient confiés et de leur attachement pour la femme dont elles attendaient patiemment le paraphe.
          
Mon tour vint, le sourire réciproque, une amitié sera possible quand mon existence sera réparée de mes erreurs passées et mes malheurs présents. J'expliquais de mon mieux l'histoire du cadeau, l'attention de l'homme tendre pour mon amie qu'il aimait. Elle aussi la trouva belle et soigna donc son texte, non sans sincérité. Je ne m'attardais pas, tant d'autres patientaient, et à l'aune de la mienne j'imaginais sa fatigue.
      
Il faisait déjà nuit, mais nous avions connu une bribe de bonheur. Je repris le chemin de la gare lointaine, regrettant juste qu'il soit trop tard pour saluer de mes amis qui habitaient la ville.
      
          
[photo : Yerres, bibliothèque municipale samedi 15 octobre 2005, juste après]
    
 
Ce billet est pour Traou dont le sien
m'a fait tant de bien. J'ai connu comme elle ces moments, rétrospectivement si étranges, où un malheur, pas nécessairement une mort mais une source de long chagrin, a déjà frappé sans qu'on le sache, et qu'on vit dans le bonheur d'un livre qui nous va bien, pensant à le partager avec qui l'on apprendra juste après que pour une violente raison on ne pourra plus.
Traou, Anna Gavalda n'avait pas "gentiment fait semblant", elle se souvenait, j'en suis certaine.

Nikita

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Tu partages avec moi un beau prénom de cinéma, même si ce n'est pas le même.
Nous nous sommes croisées un soir de décembre dans une librairie amie (1).
Les bibliothèques et les librairies sont les lieux de mes plus belles rencontres. Je sais un peu pourquoi.
      
    
Tes parents dédicaçaient un livre magnifique, sur l'Afrique et ses parfums (2), que je souhaitais offrir un peu plus tard au père de Stéphanot.
De Stéphanot tu as un peu l'âge, mais une vie toute différente. Il nage et tu voyages.
Tu connais bien plus de pays que beaucoup d'entre nous et tu en parles bien. Tu sais voir ce que nous autres, trop grands sans doute, ne savons plus regarder bien ou pas toujours. Les gens des là-bas te parlent, t'embrassent et t'approchent, ce qu'ils n'oseraient pas si tu n'étais plus enfant. Ils t'agacent, parfois t'effrayent, mais en même temps t'apprennent de leur vie.
   
   
Ce soir-là, j'étais triste, les vieux aussi ont leurs chagrins, fatiguée par mon travail, vêtue d'un moche manteau vert parce qu'il faisait bien froid. Tes mots et vos récits m'avaient bien réchauffée.
 
 
Depuis, aussi souvent que je le peux, je lis ton blog et tes poèmes ; souvent je les aime beaucoup. Ils me font réfléchir, aussi.
   
Le mois dernier près de chez moi, j'avais vu ton nom bien écrit sur un mur. Ce jour-là spécialement, j'avais pensé à toi alors plus tard, quand j'ai pu, pour le plaisir de te saluer, je t'avais envoyé les photos que j'en avais prises.
Tu m'as écrit aujourd'hui que tu leur offrais une place sur ton site. Je m'en sens très honorée et tenais à te le dire.
 
à présent, c'est fait. merci Nikita.
   
      
 
[photo : Burkina Faso, Lugsi, décembre 1986 ; à l'heure qu'il est, si la vie leur a été favorable, les enfants de la photo sont peut-être parents eux-mêmes]
(1) L'Arbre à lettres, 4 rue Bachaumont, 75 002 Paris.
Mon autre librairie, ma seconde maison, mon repaire, est par ailleurs
Del Duca, 26 boulevard des Italiens, 75 009 Paris.
mais hélas aucunes rencontres ou dédicaces n'y sont pour l'heure organisées.
(2) Afrique en parfums, Véronique Durruty et Patrick Guedj (éditions Herme)

Elevée aux contes de fées

            
Clichy la Garenne, piscine municipale, vestiaires, un matin à l'aube
    
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Alors que je suis en train de glisser délicatement ma longue chevelure rousse dans un bonnet argenté et ajuster ma plantureuse  poitrine dans une tenue de bain aussi échancré que le Pacifique sous le Golden Gate Bridge

Alors que je suis en train de passer péniblement un bonnet de bain bien trop serré pour mes oreilles décollées et ma grosse tête aux cheveux pourtant courts, puis lisser mon maillot de bain nageur style 1930 aussi sexy que l'odeur de chlore n'est pas insistante, sur ma silhouette plantureuse et poilue comme celle d'une Jane Birkin descendante d'un moyen Tarzan (1),
j'entends des voix joyeuses. Ce sont deux jeunes femmes qui viennent s'entraîner et accèdent aux vestiaires avant d'aller nager.
 
   
Leurs propos d'abord me sont inaudibles, d'autant que l'extrême concentration requise par mon (dés)habillage sportif m'évite d'y prendre garde, mais soudain j'entends ces mots, accompagnés d'un rire :
         
- Toi, tu as été élevée aux contes de fées !
       
Je ne sais ni de qui ni de quoi il s'agit, mais je me dis que ça doit donner une fort peu viable vision du monde mâtinée d'un optimisme à toute épreuve, que les princes à particules ont encore de beaux jours devant eux, les sorcières et les grands méchants loups des pommes sur la planche et des mères-grands dans le lit douillet, les sommeils infinis des baisers de retard, et les poisons des antidotes lointains. Ma tentative du mois passé a laissé des traces précises dans un corps au coeur las.
            
Je souris néanmoins à leur bonne humeur, tente d'en accepter la communication ; finis d'enfiler mon maillot, attrape mes palmes et mon pull-boy, tire la chevillette, fais cherrer la bobinette, et ouvre la porte de la cabine.
    
Je suis enfin prête à affronter les flots.
   
En rentrant cependant, j'en parlerai à Eugène. Un nouveau conte viendra.
         
(1) As-tu vu tendre Vroumette, comme tes leçons me sont profitables ? (note du 28/03/06 11:14 : en espérant que les liens fonctionnent rapidement à nouveau)
   

French Breakfast

    
Clichy the Garenne, this very morning
   
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Au coeur de mes difficultés, j'appréhende les réveils, l'instant cuisant de la conscience retrouvée et son accès d'extrême solitude. Je tente de m'en secouer en me levant tôt pour accompagner Stéphanot à l'école bien que ma présence, étant donné son âge, ne soit plus nécessaire. Ce n'est pas une contrainte, plutôt un plaisir. Nous devisons tout au long du trajet. Temps partagé où en m'annonçant ce qu'il en attend (un devoir, à recevoir ou à rendre, une excursion scolaire, une séance de sport ...) il se prépare à sa journée active.
         
En chemin de retour j'achète le pain, parfois un croissant, et surtout les journaux, jours fastes un magazine.
       
Ce matin c'était juste Libé. Depuis juin, c'est souvent Libé. Je n'y prends pas tant des nouvelles du monde que de ceux que j'ai aimé côtoyer en travaillant, une rude saison militante et passée.
      
Un nom me rappelle une étreinte heureuse, un souvenir du grand jour, l'euphorie immense du malheur fini. Je revois soudain Wytejczk, à Répu il était là, prévenu par un collègue, mais sans doute déjà loin. Nous avions peu parlé. La fête ne s'y prêtait pas. A l'époque peu m'en chaulait. Je m'attendais à d'autres retrouvailles, des moments ultérieurs amicaux et calmes d'intimité retrouvée.
      
Ils n'eurent jamais lieu.
   
Je revois des embrassades, le champagne qui circule et que je n'attrape pas, comme un premier flottement ; quelqu'un qui débarque et vers qui l'ami file, un pas de côté, le bonheur qui soudain peine à se partager, un regard détourné. Le film m'en revient en lame, me transperce de part en part. Souvenir réel ou reconstruit ?
      
J'écarte le journal et le passe à Eugène. Il n'en demandait pas tant, l'accueille pourtant d'une flamme de contentement joyeux qu'il prend soin de détourner du papier. C'est un dragon prévenant.
      
Je me prépare un café ristretto par goût et désir de compensation envers l'assoupissement chimique qu'induit mon traitement, ouvre en grand la fenêtre que protègent ces barreaux qui enferment et qui sauvent, mesure l'état du ciel.
      
Il fait enfin printemps.
            
Bizarrement mais peut-être pas tant que ça, c'est ce billet de Yû , "Douche écossaise",
qui bien que d'une tonalité tout à fait différente, m'a conduit vers celui-là.
Et puis aussi que le (vrai) pain était chaud et le croissant très bon.

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Le cycliste sonore

       
Clichy la Garenne, carrefour Jaurès-Barbusse, hier en fin de matinée
      
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Le boulevard est scandé de carrefours. Au rythme des feux de signalisation les véhicules y naviguent par vagues successives en flots abondants.
       
Parfois cependant la fréquence des premiers induit en amont un miraculeux répit : la chaussée reste vide et les engins vrombissants coincés deux ou trois croisements plus haut, domestiqués par le rouge qu'il n'osent pas franchir.
          
S'instaure alors une sorte de silence urbain, comme les Grands Boulevards parfois aussi connaissent : qu'ils soient à sens unique permet cette suspension.
          
C'est ce qui arrive ce matin alors que partie pour quelques courses courantes je m'apprête en marcheuse à traverser l'avenue.
        
Sortant d'on ne sait où, brisant l'instant et l'espace vide, surgit un cycliste hâtif. L'avenue est à lui, il en profite pour filer.
       
Cet homme est efficace. Pédaler d'un bon rythme ne lui suffit pas, il faut qu'en plus il téléphone. Son équipement vestimentaire comme technique est en tout point parfait, c'est donc les deux mains sur le guidon, le fil d'un opportun micro passant sous le menton, qu'il répond à un interlocuteur que j'imagine lointain
"C'est bien ce que j'avais dit, il faudrait ..."
         
Il ne parlait sans doute pas si fort, mais puisqu'il avait semé les voitures, l'absence des bruits usuels portait sa voix ; Nous étions plusieurs piétons patients qui guettions notre tour en vue d'aller de l'autre côté. Aucun de nous ne saura jamais ce qu'il faudrait faire, mais nous ne doutions pas qu'un tel homme ait raison, ni non plus qu'il serait mort si le ridicule tuait.
         
J'échange un sourire amusé avec mon voisin de passage clouté, les voitures arrivent d'autant plus piaffantes qu'elles avaient été retenues plus haut, il nous faut encore attendre et cette fois-ci sans diversion.
            
Nos appareils et nos gadgets nous permettent d'accomplir des miracles de cumuls et d'ubiquité. J'en fais moi-même usage mais non sans questions. A force de gagner du temps, n'est-ce pas la vie qu'on perd ? 
       
[photo : boulevard Jean Jaurès, Clichy la Garenne, samedi 25 mars 2006]

Le questionnaire de Sophie Calle

Le_sourire_de_sophie_salon_du_livre_0503_2 Quand êtes-vous déjà mort ?
A la naissance de mon fils, heureusement qu'il était là, son cri surpris m'a sauvée.
   
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Le livre que je n'ai pas fini.
      
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Je les avais perdus de vue. Grâce à une amie, l'un d'eux m'a rattrapée.
         
Qu’est-ce qui vous distingue des autres ?
ma vitesse de lecture et un certain sens de l'orientation (sauf lors des enterrements qui me déboussolent).
   
   
Vous manque-t-il quelque chose ?
la confiance en moi
 
Pensez-vous que tout le monde puisse être artiste ?
Je n'en sais rien. En revanche je sais que si on l'est mais en n'étant pas né au bon endroit au bon moment ni du sexe favorable, on est mal barrée.
 
D’où venez-vous ?
from outer space, no doubt about it.
      
Jugez-vous votre sort enviable ?
par rapport à tant de personnes en souffrance, oui évidemment. Mais depuis que j'ai un enfant malade et perdu confiance en amitié et en amour, j'avoue que j'ai du mal à m'en rendre compte.
      
A quoi avez-vous renoncé ?
au sexe ?
   
Que faites-vous de votre argent ?
Il est dépensé avant que d'atterrir sur mon compte, essentiellement en remboursement de crédits immobiliers, impôts et charges de vie courante.
Je pourrais sans problème dépenser mon salaire en bouquins.
         
Quelle tâche ménagère vous rebute le plus ?
Toutes sans exception (et ce n'est pas le père de mes enfants qui me contredira).
 
    
Quels sont vos plaisirs favoris ?
Rire, lire, écrire, photographier, passer de bons moments avec ceux que j'aime, nager, aller au cinéma, écouter de la musique, chanter, voyager.
   
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
un vélo (depuis le temps)
    
Citez trois artistes vivants que vous détestez.
J'ai du mal à détester les gens en général et les artistes (les vrais, pas les vendeurs de soupes industrielles) en particulier.
Il faudrait pour ça qu'ils aient fait du mal à quelqu'un que j'aime.
      
Que défendez-vous ?
les vieilles valeurs féministes, humanistes, démocratiques, non marchandes, de tolérance, de partage et de préservation de cette planète, si désuètes et méprisées.
    
Qu’êtes-vous capable de refuser ?
une promotion dans mon emploi salarié, si c'est pour qu'après je me retrouve sans temps de reste pour ma vie personnelle et familiale.
      
Quelle est la partie de votre corps la plus fragile ?
l'ensemble, hélas.
   
Qu’avez-vous été capable de faire par amour ?
(presque) mourir et plusieurs fois.
    
Que vous reproche-t-on ?
mon manque d'ambition (même que c'est écrit noir sur blanc sur mes notes à l'usine ;-) )
   
A quoi vous sert l’art ?
C'est le sel de la vie.
   
Rédigez votre épitaphe.
« C'est dommage, y a pas l'internet»
    
Sous quelle forme aimeriez-vous revenir ?
un fantôme favorable.
   
   
Je respecte peu les traditions y compris les miennes. Ce questionnaire ne m'a donc été transmis par personne en particulier. Et s'il figure ici ce soir, c'est parce que je pense très fort à celle qui l'a conçu.
S'il vous inspire, n'hésitez pas.
          
[photo : le sourire de Sophie, Salon du Livre de Paris, mars 2005 ; photo par Gilda Fiermonte, prière de ne pas la réutiliser sans demande préalable gilda(point)fiermonte(at)orange(point)fr]
   

Un court dérèglement de tous les sens (1)

   
ce soir en salle de bain, mais en même temps ailleurs
       
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Malgré le livre qui depuis le matin me tient chaud entre deux fatigues et que je rechigne à lâcher, j'entreprends de sortir la lessive. Je viens de me souvenir que je ne me rappelle plus quand elle s'est terminée, je ne suis pas sans un doute solide qu'elle ait eu lieu hier, signe qu'il est grand temps de songer au séchage.
         
Je m'applique à défroisser le linge avant de l'étendre pour faire pardonner mon peu d'empressement préalable à son égard, quand je te rejoins soudain ou que tu déboules en moi, j'avoue ne pas savoir.
      
Je tiens alors le tee-shirt blanc essoré mais humide que je m'apprêtais à étendre, tout en étant soudain à tes côtés dans une bibliothèque qui m'est inconnue.
C'est curieux, je ne suis ni parmi l'assistance, ni partie prenante à la rencontre qui s'y déroule ; un peu de côté. Personne ne remarque ma présence, ce qui me semble normal, toi seule sais et qui parfois cherchant un mot écoutes ceux que je te propose en silence et choisis le meilleur ou encore son cousin.
    
Mes accès d'imagination ne sont d'ordinaire pas aussi nets, ils ressemblent plutôt à une succession de photos que je serais en train de prendre. Mais ce soir c'est tout différent, ma perception est celle d'une caméra parfaite bien plus élaborée que la petite super 8 dont j'ai disposé enfant. Il y a le son. J'entends ta voix fort distinctement et capte tes propos précis.
   
Le public est varié, tu le rends attentif. Sont venus des retraités dont certains de l'âge précoce que sait fabriquer notre économie excluante, eux se déplacent quel que soit l'intervenant. On les sent agréablement surpris par tes façons directes, franches et sans langue de bois. Je te souffle un supplément d'humour au moment où une question aux correspondances intimes un peu plus fort te touche. Tu me glisses brièvement un regard reconnaissant, j'ai évité que ça te reste.
    
Cette partie de l'assistance exigeante et cultivée à force de lectures accumulées au fil des ans, est joliment complétée par d'autres qui sont tout jeunes et qui t'ont lue enfants. Ceux-là sont venus te voir "pour de vrai" et on les sent subjugués. Ca les repose des assemblées houleuses qu'au lycée ces jours-ci ils ont connues. Tu leur offres une parenthèse où ils prendront des forces.
   
J'entrevois les yeux d'une des bibliothécaires qui brillent de bonheur, je me dis que c'est bon, c'est lancé, que la soirée se passera bien. Je souhaite savourer l'instant et le plaisir de ta présence.
   
Qu'elle soient simples ou parallèles mes vies réelles et intérieures m'accordent hélas rarement satisfactions durables, je me retrouve derechef un peu sonnée, assise au bord de la baignoire, toute humide de la cotonnade propre que contre moi j'ai serrée. Le temps a fait un bon de géant. C'est plus que l'heure de préparer aux enfants un dîner. 
   
Je pense que j'étais en province ; en Normandie, je crois.
Je regrette le retour. Tu me manques.
déjà.
    
   
(1) Ca devient une habitude, une nouvelle fois le titre me vient d'ailleurs. Cette fois-ci la source est double, par effet d'une de ces étrange collision que parfois fabrique le cerveau du lecteur, entre un texte d'hier : 
   
"Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n'est pas du tout ma faute. C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. - Pardon du jeu de mots. -" lettre du voyant Rimbaud au professeur Izambard le 13 mai 1871
   
et un bonheur de lecture d'aujourd'hui :
 
"Mariella ne s'était pas défendue, elle n'avait pas réagi à l'accès de folie de la mère de Lucio [...]. Ses cinq sens étaient donc déjà déréglés quand madame Camponeschi  l'avait attaquée. Elle avait d'abord vu la lumière du couloir comme si ses yeux étaient en eux-mêmes la source, ensuite elle avait entendu une vague de paroles provenant de l'intérieur des salles les plus éloignées, enfin elle avait ressenti la chaleur des corps qui se retournaient dans les draps et la soif des malades qui se cramponnaient à la sonnette. Elle n'avait parlé à personne de ce qui lui arrivait.", "Vert Palatino", Gilda Piersanti, éditions Le Passage, page 204.
   
quand bien même il ne s'agit pas précisément de la même souffrance et qu'un enquêteur désespéré bien plus qu'un poète volontaire risque de payer durement le risque de ces états cousins.

With a little help from my phantom friend

    
dans un immeuble splendidement haussmannien, non loin du Palais Royal, Paris, hier matin
         
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L'homme est plongé dans sa lecture. Il se tient très droit, l'air un peu austère et concentré. C'est sans doute volontaire. Nous sommes dans la salle d'attente d'un cabinet de radiographies, échographies et scannages en tout genre du corps humain, que l'on tente de nos jours de photographier de l'intérieur dés lors qu'il va mal, ou même, luxe inouï, pour vérifier qu'il n'est pas sur la pente d'un tourment majeur encore silencieux.
   
Ca n'incite pas à l'hilarité, ni aux discussions impromptues avec son voisin de chaise. Tout au plus à causer à une parente, ce que fait une belle USaméricaine assise à ma droite et qui en attendant qu'on l'appelle pour examen médical glisse à son téléfonino des confidences qui n'en sont plus. Croit-elle que les autochtones ne parlent pas sa langue ou est-elle à ce point insoucieuse de partager son intimité ?
    
Le patient lecteur est le roi du silence, seul l'appel de son nom le sortira du texte dans lequel il s'est plongé. Je le devine d'abord, avant même d'entrevoir sur la couverture 5 lettres qui me sont familières, constituent à elles seules une explication de son absence au monde, et font bondir mon coeur d'une petite joie toute intérieure :
      
W  O  O  L  F.
 
   
Je suis située trop loin de lui, et même si je sais qu'à sa place un regard des plus scrutateurs me demeurerait invisible, je n'ose pas le fixer si longtemps que je parvienne à deviner le titre qu'une de ses mains cache en partie.
Je reconnais en revanche sans effort la photo de couverture, qui m'est tant aimée (1).
   
Je viens de subir une première investigation pour moi un peu douloureuse et sur laquelle je n'ai eu aucun commentaire. J'attends la suivante puis l'éventuelle sentence. Ce n'est pas d'inquiétude qu'il s'agit, mais plutôt d'organisation ; trop de chagrins, de tourments et de lassitude des combats perdus m'ont rendue indifférente à ma vie quotidienne fors la présence de Stéphanot qui m'incite à durer.
La question est donc de savoir si les prochains mois pourront enfin être consacrés de mon mieux au travail, ou s'ils devront une fois de plus se partager entre bureau, trajets et salles d'attentes, diagnostics et traitements.
    
Dans cet interstice de temps suspendu, la présence en ces lieux de l'image de mon fantôme préféré se transforme soudain en signe d'encouragement, comme une ironique et charmante menace, j'entends sa voix aux respirations scandées me souffler en pur anglais tu ne crois quand même pas t'en tirer à si bon compte, tu devras bosser, et dur, avant de succomber. Je lui réponds en silence et V.O., OK petite mère en chef, message reçu, you're the one who knows, mais tu crois pas un peu que c'est l'hôpital qui se moque de la charité.
         
   
As I heard her matchless laugh, the doctor call my name. Je pars alors sans appréhension exposer une bribe de mon corps à l'indiscrète machine.
Les résultats seront bons.
       
En regagnant ma place avant qu'on ne me m'en fasse la communication écrite et officielle, je glisse un coup d'oeil vers la photo amie, OK you win, I've gota work. J'entrevois alors l'ombre d'un sourire qui sur le négatif ne figurait pas. 
   
    
(1) on peut la voir ici, échappée des livres

Les plus récents comme les plus vieux

         
Cet hiver, un soir de semaine peu avant 20 heures, dans un train de banlieue quittant Satin Lazare
   
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Je suis lasse de ma journée de bureau, j'ouvre un livre comme un fumeur sort une cigarette de son paquet, mais j'oublie de l'allumer. Ou plutôt je n'oublie pas, mais le geste nécessaire me pèse trop lourd, mes yeux usés sur l'écran triste de l'ordinateur diurne ne parviennent pas à effectuer la mise au point sur la page, je regarde par la fenêtre dans un flouté vague.
 
 
Je ne rêve même pas, pas plus que je ne pense au dîner. D'après l'heure, je devrais quand même éprouver un semblant de faim. Je m'efforce juste de rassembler des coins d'énergie afin de parvenir, quand la gare sera la bonne, à descendre et marcher jusqu'à chez moi. Je me dis aussi, j'espère qu'ils vont tous bien. Dans le rush de fin de journée afin de dépoter l'urgent, je n'ai même plus pensé aux miens. Et puis ce n'est pas avec des horaires pareils que j'ai la moindre chance de croiser Wytejczk dont la présence chaleureuse me manque.
 
      
Dans cette demi-brume de bribes confuses et grises, retentit alors un Driiing de mon enfance. Une sonnerie de bakélite noire, une sonnerie de cadran qu'on actionne en y glissant un doigt de la main droite, car le sens de tourne est hostile aux gauchers, une sonnerie d'un appel rare et toujours important, souvent annonciateur de catastrophe. La famille est de loin, pourquoi appelerait-elle à part à la Noël, pour dire que tout va bien, alors que la moindre minute, le plus court soupir transmis coûte alors si cher. Et mes parents n'ont pas d'amis. Tout au plus quelques collègues, pour mon père, et qui précisent ainsi un rendez-vous de travail. Quand on reconnaît une de leur voix, c'est presque un soulagement, sauf peut-être pour lui qui à l'usine se sent en prison.
 
      
C'est une toute jeune femme qui près de moi décroche. Ou plutôt non, elle ouvre. Elle possède en effet un de ces appareils dernier cri, que l'on déplie pour utiliser, qui peuvent servir de caméra ou d'outil d'appoint à l'internet, et luisent quand on les allume d'une jolie teinte bleuté. Elle se montre très civilisée, ce qui ne dépare pas le choix de sa sonnerie, et écourte la conversation au minimum vital (l'heure prévue d'arrivée du train) sous prétexte qu'elle n'y est pas seule.
   
    
Je me demande si le choix d'une sonnerie ancienne pour un appareil des plus récents, est signe d'un retour au bon sens ou symptôme sonore de la régression d'une société tout entière qui appelée à évoluer trop vite se ratatine sur des valeurs qu'elle croit retrouver. Mais je ne suis plus en mesure de réfléchir et puis j'arrive à destination.
   
Cette nuit-là, je rêverai que dans une maison amie où je séjournerai de passage, un ancien téléphone sonnera, que l'appel sera destiné à ma marraine, professeur d'allemand pour la requérir vers un remplacement urgent, que je noterai toutes les informations pratiques et nécessaires et m'engagerai à la prévenir au plus vite, ce que la fin du rêve rendra impossible.   
 
      
billet venu d'une sonnerie rééllement entendue dans les circonstances décrites et dont le souvenir a été ces jours-ci ravivé par un texte de Denis Bretin en annexe de son livre "Le mort-homme" :
"Derrière moi - tant de choses se passent derrière nous - une sonnerie de téléphone portable. On s'étonne toujours de ces coïncidences pourtant si ordinaires, mais assez étranges, cela sonnait comme un si très vieux téléphone. Ces trucs qui faisaient Driiing. Les derniers modèles sonnent comme les plus vieux" Denis Bretin "Le mort-homme", édition Le Masque, annexe page 284.
      
cousinage heureux avec un billet récent de Zvezdo
      
[photo : vendredi 6 janvier 2006, bibliothèque de Bobigny]