Des années que tu y es, bientôt 20 en fait. Tu ne sais même plus de quoi on t'accuse, ni pourquoi on t'a condamné.
Tu n'es sans doute pas né là où il fallait.
Tu n'espérais plus en sortir, tu n'espérais plus rien. Quand elle est venue. Une de ces animations que l'on fait en prison, afin qu'on se tienne sage. Des gens de l'extérieur qui passent. Ca fait progressiste et social aussi. Après on rentre dans une cellule où on s'entasse à 6, avec le bordel que ça suppose, mais bon voilà, les prisonniers ont vu du beau monde, participé à quelque chose.
Tout le monde trouve ça bien.
Le bibliothécaire t'avait inscrit d'office. La bibli, tu y es tout le temps qu'on te laisse. Tu ne sais pas pourquoi, tellement c'est bizarre, tu as les livres dans la peau alors que d'où tu viens ça se fait pas. Plutôt des flingues, en fait.
Tu penses c'est génétique, un truc à la naissance et qui aurait foiré.
Alors tu la rencontres. Tu n'aurais jamais dû. Ca aussi c'est de l'accident. Toi en tôle. Elle en liberté, et en plus une bourgeoise. Elle parle de livres. Ecrire est son métier. Ses mots ressemblent à ceux qui te viennent dans ta tête et qu'à cause de ça tu te croyais fou. Et qu'autour de toi, quand tu en disais, personne ne comprenait. Déjà que bouquiner, en prison, c'est pas gagné. Ca énerve trop les regardeurs de télé, les joueurs de cartes qui te veulent en 4ème (ou en 5ème des fois), les violents qui cherchent la baston et toi t'es dans tes pages, tu te rends même pas compte de la provocation. Tu as plusieurs fois failli mourir.
Tu aurais bien voulu, dans le fond.
Vous avez sympathisé. Tu ne l'as pas cherché, tu crois pas. C'est venu comme ça. Elle s'est intéressée à ton cas. Il paraît que tu es une erreur judiciaire. Tu n'en sais plus rien : tu as renoncé depuis tellement longtemps.
Tu ne veux pas décevoir, en plus qu'au fond de toi tu as enfin moins froid. Tu as donc commencé à rassembler des papiers, des souvenirs, pris un vrai avocat. Il demande pour toi une réduction de peine. C'est mal vu.
Elle t'apprend à travailler, ne se rend pas compte des raclées que tu prends une fois dans ta cellule. Déjà les bouquins c'était pas évident, mais les papiers et que tu les noircisses avec tes inventions, ça passe pas. Ils te les arrachent, les déchiffrent pour se moquer, les crament parfois.
Et puis pour cantiner ça devient dur. Celui qui répartit les boulots possibles, des trucs chiants à mourir et mal payés mais qu'on gagne de quoi, les bouquins, il aime pas ça. Il t'a plus à la bonne, tu gagnes de moins en moins, le quotidien est pas facile.
Par ci par là, un pote te dépanne. Tu rends des services aux autres, tu leur écris des trucs, des demandes de ci ou de ça, ou des lettres vers ceux de l'extérieur et qu'ils ne savent pas faire. En échange, on te donne parfois de quoi tenir un peu. Tu aimes te sentir utile. Tu sais pas de quoi, mais ça console.
Elle ne vient pas souvent, mais revient toujours, parfois pour des parloirs alors que tu sais combien c'est difficile, surtout pour elle qui vient de loin et qui n'a pas de parenté ; avec un parloir, tu tiens une semaine au moral et parviens à bosser plus fort. Elle t'écrit aussi, paie en douce l'avocat, tu l'apprends plus tard, même si c'était très cher, que tu payais pas tout.
Ton travail avance, tu espères même pouvoir le lui remettre en mains propres, pour de vrai, si jamais ton élargissement est enfin accepté.
L'avocat dit, ça suit son cours.
C'est le jour. Celui de la décision. Tu as pas tout fini comme tu aurais voulu, les co-détenus ces derniers temps t'en ont beaucoup fait voir, et puis l'enfermement, la santé, à force s'esquinte. En attendant, tu as déjà pas mal de feuilles, tu vas enfin pouvoir lui dire qu'avec toi elle a pas tout perdu son temps, qu'en tôle c'est pas que des sales bougres, juste des trop-de-poisses, parfois.
Et puis voilà, c'est refusé. Tu sais pas pourquoi. C'est des raisons d'en haut.
Dans le couloir avant qu'on te remmène, tu la croises. C'est très vite, ils ne vous laisserons pas. Elle te dit qu'elle ne peut plus, qu'elle ne pourra plus venir, que c'est trop dur pour elle d'aller jusqu'en prison. Tu comprends le temps et le travail qui sont à protéger ; que ton monde est trop rude pour quelqu'un du sien, qu'on te laissera jamais sortir. Quoi que tu aies fait ou pas.
Tu as les papiers sur toi, ce que tu avais écrit, mais tu les lui passes pas. A cause des menottes peut-être.
Vous avez à peine le temps d'un adieu. Tu as de la reconnaissance, même si elle abandonne. C'était du courage, déjà jusque-là.
C'est fini. Les portes sont refermées. Ce bruit de mort qu'elles font. Quand elles se referment.
Tu es debout dans la cellule. Les autres sont plus ou moins pas là. Tu cherches à qui donner les textes. Tout ce travail doit pas être pour rien. Peut-être qu'il peut aider quelqu'un.
Tu cherches aussi une corde, une ceinture, un lacet, n'importe quoi, qui serait resté quelque part, échappé des fouilles. Ou des médocs. Les types, s'en gavent pour se calmer.
C'est quand ils sont rentrés, alors que tu fouillais, qu'ils te sont tombés dessus.
[oui je sais, c'est présomptueux de mettre un titre à Hubert Selby mais je n'y arrive pas, à en trouver un autre ; sans doute à cause d'une conversation avec Denis Bretin (auteur de "Le mort-homme", parmi d'autres titres)
cette note a été, entre autre, déclenchée par une expression lue chez Dangereuse Trilingue :
probablement car je suis très heureuse qu'il ait trouvé son "je".
et puis oui, je pense à Cesare Battisti, même si je n'ai pas le niveau pour le dire bien]