entre Opéra et Grands Boulevards, mardi 27 septembre 2005, début d'après-midi
La dame est fort bien mise, cheveux au vent mais tailleur gansé, chaussures pointues de forme et de talons, sac à main féminin et gants de cuir beige.
Quand elle entre dans mon champ de vision, elle pédale encore.
J'attends le bus qui doit me conduire à la gare d'où je prendrai le train.
Sur un banc voisin, un pochard, bouteille d'un vin jaune à la main, consommée aux 2/3 malgré l'absence de compagnon à ses côtés. En dépit de la détresse que sa situation exprime, d'allure et d'habits fatigués, ainsi que d'une forme de flou dans ses gestes, il garde un air avenant. Je le pressens bavard et liant ; lui devine meilleure fortune dans sa vie d'avant.
Le vélo est quant à lui des plus banals, trop sport peut-être pour un usage purement citadin. Mais il en est des cycles comme des automobiles et tous les tout-terrains font fureur en ville. Il transporte la dame élégante et par contraste, je le trouve bien un peu négligé.
Il le trouve sans doute aussi, puisque sous mes yeux il casse.
Il perd une pédale.
Au sens littéral, à savoir qu'elle se met à refuser obstinément de rester diamétralement opposée à sa collègue plus docile, et malgré deux tentatives de remise en place sommaire de la cycliste urbaine si mal attifée pour le bricolage, retombe immanquablement auprès de l'autre.
Une enfance banlieusarde passée, entre deux parties de foot, à circuler sur de vieux biclous m'ayant laissé comme un vernis culturel de médecine vélocipédique, j'en suis à me dire que je pourrais aider, quand surgit de son banc, soudain tout vif sauf de l'oeil, demeuré un brin vitreux, notre voisin de fortune.
Il dépose sa bouteille soigneusement près de l'engin malade, et prend l'affaire en main. Je l'estime immédiatement bien plus qualifié que moi pour le rôle, d'autant qu'il semblait alcoolique mais demeurait mondain. Il semble avoir sur lui quelques outils ou ustensiles pouvant faire office.
Je choisis de guetter mon bus pour plus de discrétion, et détourne mon regard ce que d'autres ne font pas. Il arrive. Mon emploi du temps portant une contrainte arrière, je ne peux différer davantage mon déplacement, j'y monte donc, au détriment de cette courte scène qui restera sans achèvement connu.
J'ai cependant le temps d'entendre ces mots, par une voix de femme plus jeune que son costume :
- Voilà, c'est super !
puis,
- Ce que vous devriez faire , vous devriez vous installer là ...
Je soupçonne un conseil de création d'échoppe pour dépannage aux cyclistes en détresse, et que la dame bien vêtue a suivi les cours d'une école de commerce ou rêvé d'y parvenir tant la reconnaissance suit chez elle la veine prosélyte d'une nouvelle convertie.
Je n'entends ni ne perçois la suite, mais alors que le bus s'engage lentement sur le carrefour encombré devant l'Opéra, entrevois la dame qui sur son vélo requinqué file fièrement vers Vendôme.
Je me dis qu'à sa place j'aurais probablement payé son coup au mécanicien spontané et tant pis pour le retard que de toutes façons la panne sans secours aurait rendu plus fort. Peut-être bien d'ailleurs qu'en signe de victoire, il lui aura proposé un gorgeon du vin jaune clair, qu'elle n'aura pas souhaité ?
Je prends une photo une fois qu'elle disparaît.