Une des choses que je trouve les plus difficiles avec la thalassémie c'est le retour de bâton de chaque bon moment, du moins s'il consiste en une sortie nocturne ou vespérale.
Mon expérience personnelle (mais je ne prétends pas à l'universalité) est que l'âge ne change pas grand-chose à l'affaire. Je suis de toutes façons en meilleure condition physique à 50 qu'à 25 ans et bien moins souvent sujette à toutes sortes de variantes de rhumes, comme si vers 40 ans mon corps s'était enfin décidé à n'être pas moins qu'un autre immunisé.
Il n'en demeure pas moins que chaque soirée merveilleuse ou presque se paie par des lendemains ou plutôt, ô fourbe sang, par des surlendemains de profonde incapacité.
Attention : je ne parle pas là de soirées au cours desquelles j'eusse abusé de quoi que ce soit. En l'occurrence ces jours derniers il s'est beaucoup agi de concerts, de concerts formidables, exceptionnels une envolée magique. Mais j'ai eu beau, profitant qu'en cette période je suis au chômage, très volontairement me ménager en journée - sauf pour le samedi car j'ignorais en partant qu'au soir je sortirai -, j'ai été rattrapée aujourd'hui par l'épuisement. Le Grand Épuisement.
La fatigue se lève alors comme une mauvaise tempête, la tension s'effondre comme les pressions atmosphériques de juste avant, le chagrin (1), si on en a un sous la main, se précipite, s'y joint, il faut alors renoncer à ce que l'on avait prévu de faire. Le seul projet possible pour quelques heures est : RIEN.
Si jamais on a un emploi et qu'on y est, même si on aime ce qu'on fait, c'est un moment de terrible souffrance, il faut lutter et contre le sommeil qui tombe avec brutalité et contre l'abattement qui vient à l'accompagner. Quand je travaillais en entreprise où en tant que cadre j'étais censée faire preuve de euh ... dynamisme et réactivité, j'allais cacher mon malaise brièvement aux toilettes. Ou je trouvais (vive la loi Évin) un collègue fumeur bienveillant qui décidait de faire sa pause et au prétexte de l'accompagner (tant pis si ça jasait) j'allais le temps de sa clope, respirer l'air du dehors, souffler.
Dans le cas où l'on est libre de son temps, on peut aller dormir, c'est que j'ai fait aujourd'hui en fin d'après-midi, bien décidée que j'étais à avancer d'écrire, coûte que coûte, mais c'était comme de s'enfoncer dans un marécage (2). Alors je suis allée me coucher. Il faut apprendre à reconnaître ce moment désespérant où l'on lutter devient vain. Mais je savais pertinemment que j'allais me réveiller avec la même sensation d'un coût infini de chaque geste, que le simple fait d'aller aux toilettes me demanderait comme par temps de forte fièvre un effort d'exploit. Je n'exclus pas un jour d'être capable de triathlon : la thalassémie m'a appris à être une championne de l'arrachement de soi. Et à part un mur d'incapacité infranchissable ou par ailleurs un deuil, presque rien ne m'abat (3).
Si un tel état m'atteint le matin ou en tout début d'après-midi en sachant que je dois sortir le soir, je prends un comprimé de gurosan (ou son générique le G.C. form) et grignotte, si j'en ai un peu, de goji en m'efforçant d'y croire très fort.
Mais en fin d'une journée sans sortie, la seule solution consiste à s'arracher pour tenter de traverser une soirée la plus normale possible en accomplissant quelques-unes des tâches que le mal-être nous aura fait lâcher et se coucher à une heure intermédiaire ni trop tard (de toutes façons vu l'épuisement ça ne risque pas) ni trop tôt afin d'éviter un auto-jetlaggage surtout si l'on espère vivre une journée aux horaires standards le lendemain.
Pour l'instant je n'ai jamais su y échapper, chaque période intense et par là même souvent heureuse, a ainsi été suivie d'un trou noir qui n'est pas moral en premier lieu. C'est clairement la fatigue et l'incapacité dans laquelle elle nous plonge qui lève une désespérance, une sensation que quoi qu'on fasse on ne s'en sortira jamais puisque les forces nous abandonnent. Il est très difficile du moins en France de le faire comprendre aux médecins. Non, ce n'est pas de la dépression, donnez moi de l'EPO (4) et je retrouverai le sourire en même temps que l'énergie.
Il m'arrive de pleurer de rage d'être ainsi épuisée. Surtout quand j'étais bien partie à travailler et que le malaise survient comme si un salopard me faisait un croche-pied. Séchée en plein élan. Vlan.
J'oubliais : à des témoignages échangés j'ai compris que je n'étais pas à plaindre, mes moments d'absolu épuisement sont assez purs, sans plus de douleurs qu'à mon ordinaire - c'est à dire quand même le corps courbatu, mais j'ai l'habitude -, ni migraine, ni mal de ventre (du moins lié à cet état particulier), ni nausée ; pas spécialement de fièvre. Juste une immense fatigue qui s'abat comme une chape de plomb. Avec souvent une sensation de mort imminente mais qui contrairement à celle des crises d'angoisse (5) n'est pas inquiétante ; elle tient plutôt d'un havre de paix qu'enfin on atteindrait. J'ai lu dans le livre de Pierre Lemaître "Au revoir là-haut" une description assez proche de ce que dans ces moments-là je ressens ... mais concernant un soldat de la guerre de 14 qui se croit sur le bord de mourir, enfoui dans une tranchée effondrée. La fatigue est à ce point-là.
Comme je ne souffre de rien d'autre en même temps, ça n'est pas si terrible. Le tout est de savoir reconnaître les signes avant-coureurs pour avoir éventuellement si c'est possible le temps de vite aller s'allonger (sinon on risque un malaise accompagné de sueurs froides) et de savoir que ce n'est pas nécessairement le symptôme d'une maladie grave (6), et qu'aussi on en revient. Ce qui aide à tenir. S'il faut ne garder qu'une pensée, se dire Ça va passer.
On peut même en sortie de plusieurs heures de cet état pouvoir se traîner devant l'ordi et écrire un billet de blog. La preuve.
Parfois, j'aimerais mener une vie normale.
(1) Le fait est qu'à part de trop brèves périodes de ma vie je n'ai jamais été vraiment heureuse en amour, épanouie, avec quelqu'un qui se soucie de moi comme je me soucie de lui. Ce qui fait qu'il m'est difficile de savoir ce qui tient de l'anémie de ce qui tient de l'insuffisance des hommes (puisqu'il se trouve que je suis cis et hétéro). Je suppose que l'abattement serait moins intense s'il n'était pas accompagné de manque physique relatif et de soutien.
(2) ou du moins comme je peux imaginer que ça doit faire, puisque j'y ai pour l'instant échappé.
(3) Si, quand même : un chagrin d'amour ou de très grande amitié.
(4) Oui je sais qu'il ne faut pas, oui je sais qu'il y a des effets secondaires, tout ça.
(5) Pour autant que je sache d'échange avec des amis proches qui en souffrent parfois.
(6) Ça me tombe régulièrement dessus depuis une quarantaine d'années, donc je serai déjà morte s'il s'agissait de quelque chose d'évolutif.
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