Au milieu des deuils de ces dernières années persistent deux chagrins.
L'un s'est peu à peu mué en une absence triste, un peu comme lorsque l'on perd des amies de jeunesse parce que chacune a été entraînée dans une nouvelle vie sans réellement de temps pour maintenir le lien. Parfois je me dis que c'est le cumul de mes malheurs qui pour une amie était insoutenable, une amie qui au même moment aidait celle qui luttait pour sa survie, alors ça suffisait comme ça.
Peu à peu j'oublie que j'ai failli en mourir.
Ma vie a changé de toutes façons en bien et ça reste grâce à elle.
Je vends ses livres allègrement. Son comportement n'empêchait pas, de toutes façons, son talent. J'ai envie de partager le bon. De plus ses prises de position politiques publiques continuent à nous correspondre, alors il serait regrettable de s'en priver.
L'autre reste en fait encore mal cicatrisé. Plusieurs fois, comme pour un deuil, j'ai cru que le plus dur était fait. Intellectuellement les choses sont claires : ce que j'avais appris juste après la rupture subie, parce qu'elle avait déliée quelques langues, une version très différente [de celle qu'il offrait] de ce qu'il avait fait, en faisait l'égal dangereux d'un Ted Hughes ; le fait qu'il ait attendu l'annonce de mon prochain chômage (et donc d'une période d'inutilité quant à la diffusion de ses ouvrages, ceux écrits ceux publiés) pour m'envoyer au coin d'un mail les mots qui signifiaient Casse-toi j'ai trouvé mieux, et puis ce message hallucinant du 8 janvier 2015 - m'en remettrais-je jamais d'y avoir ajouté ma dose de naïveté ? -. L'une des sources de souffrance est le fait de travailler dans le même domaine. Si ses livres ne me sont plus imposés comme ils l'étaient dans la chaîne de librairies où j'ai un temps travaillé, je vois passer les nouvelles parutions. Ou comme ce fut le cas aujourd'hui, nous recevons via le distributeur, parmi d'autres ouvrages, sans l'avoir demandé, un SP issu de sa collection, même si publié sous l'égide d'un autre. Ou bien je vois passer des bribes de médiatisations. Avec, puisque pour partie il s'agit de co-écriture, un fort sentiment de spoliation. Alors oui, comme disait la grand-mère d'une amie Il n'y a de la chance que pour la crapule et comme m'avait avertie une autre amie, alors libraire, Il ne faut jamais tomber amoureuse d'un auteur (1). Seulement au départ, je n'étais pas libraire. Tout était différent.
C'est presque inévitable qu'un jour, sans que je l'aie voulu, nous nous recroisions. Il faudra alors que j'évite et la violence et l'effondrement.
Et je suis désormais trop âgée pour quoi que ce soit qui puisse [me] consoler.
Ce qui reste fou et injuste (mais la vie l'est, de toutes façons) c'est que certains s'accordent la liberté de se comporter n'importe comment, sans se soucier des conséquences pour autrui et s'en sortent comme s'ils n'avaient absolument rien fait. Qui dénoncerait ce qui est arrivé encaisserait l'opprobre et de nouveaux ennuis. À quoi aura servi le témoignage de Bianca Lamblin ? Au mieux elle passe pour quelqu'un qui tente de salir des personnes que l'on souhaite admirer.
Il faut d'abord faire ses preuves.
Et peut-être qu'alors on a mieux à faire que d'éprouver la nécessité de rétablir la vérité ou révéler l'envers du décors à ceux qui n'ont rien demandé.
Le seul argument en faveur d'une divulgation serait d'empêcher que les choses ne se reproduisent. Mais qui pourrait être aussi naïve et confiante et d'aussi proche affection que tu ne le fus ?
(et dans l'absolu : que l'actuelle Dulcinée fût un jour à son tour poussée au suicide, peu t'en chaut. Il y a des bornes à la grandeur d'âme)
Le mieux est de vivre de nouvelles étapes de vie si intenses et belles que celles-ci paraîtront affadies ou simples étapes, et qu'à nouveau corps et âmes exulteront.
(1) dit plus prosaïquement On ne couche pas avec la marchandise.