Je lis cet article (1), un parmi d'autres déjà vus qui relatent le même phénomène, une agression subie et qu'on enfouit. Et qui ne ressort pas nécessairement à l'issu d'une psychanalyse.
Rien d'aussi grave ne m'est advenu (ou alors l'amnésie est encore absolue), j'ai eu cette chance.
En revanche, je me souviens de morceaux d'amnésie sur les périodes juste avant ou juste après des événements bouleversants principalement sur ceux qui se situaient à la fois sur les plans intimes et collectifs (l'euphorie à la libération de Florence Aubenas, l'horreur à l'attentat de Charlie Hebdo).
Parce que sur l'euphorie ça fonctionne aussi : il y a eu ce moment après le 12 juin 2005 dans lequel, comme venait aussi d'être libérée une petite somme liée à une assurance vie de mon père, je me suis pour une fois accordée quelques achats inutiles, chaussures ou habits. Pour certains je les ai retrouvés l'été suivant [de l'automne à la fin du printemps ils avaient été rangés] dans la plus grande perplexité : le souvenir de l'achat lui-même avait disparu. J'avais été pendant une dizaine de jours comme dans un rêve et de cette période intensément heureuse, seules des bribes persistaient (comme d'avoir dîné avec l'un de mes cousins)
Je me souviens que j'avais amnésié le premier indice de mon abandon par "V." : je l'avais vue à un salon du livre bizarre à la préfecture de Nanterre, les auteurs en rang d'oignon, et moi qui venais chercher une BD qu'Ad. ma fille, alors malade (elle s'en est depuis remise) via le site, via un tirage au sort, avait gagnée. C'était un samedi après-midi, le 10 décembre 2005 et la jeune fille était au plus mal entre son diagnostic établi et l'attente d'une place à la maison des Adolescents.
L'amie romancière avait un peu de monde, entre deux dédicaces, je la salue, lui explique la BD, lui donne des nouvelles tristes de la petite famille (évite de lui parler du diagnostic faux me concernant, ça faisait déjà assez de choses sombres comme ça), en demande de la sienne, elle répond Ça suit son cours, ça va, le lieu aux confidences ne se prête pas, sans m'attarder je lui dis Bon je vais chercher la BD, si seulement ça pouvait la [ma fille] réconforter, elle va si mal. Et alors celle qui était mon amie proche, que je n'avais pas de raison de ne plus considérer comme telle m'avait répondu, Je n'y peux rien.
Sur le moment je n'avais à la fois pas compris et trop bien, une part de mon cerveau se disait : Mais pourquoi elle me dit ça (bien sûr qu'elle n'y pouvait rien seuls les médecins pouvaient éventuellement quelque chose) et l'autre part, celle intuitive, comprenait "Ne m'en parle pas" et qu'elle s'éloignait (/ s'était déjà éloignée), préférait se protéger plutôt de que continuer à fréquenter quelqu'un qu'un malheur similaire au sien d'il y avait trois ans (2) frappait. Alors mon cerveau a effacé les sons, je me revoyais auprès d'elle prenant congé, une bise vite fait et quelques mots qu'elle avait prononcés, mais la bande son n'y était plus.
Ce fut seulement des mois plus tard, voire même deux ou trois ans après, lors d'un déjeuner avec une très ancienne collègue qui s'apprêtait à partir en retraite (et que je n'ai de facto plus jamais revue), Annie T, laquelle avait été l'assistance de Monsieur Villière du temps où il menait le service du recrutement de la banque, et qu'elle m'avait racontée qu'après le suicide de son compagnon, un de ceux que l'entourage ne voit pas venir, elle l'avait trouvé mort, en rentrant du travail, un soir jusqu'alors comme tant d'autres, un hiérarchique impavide qu'elle avait à l'époque et qui ne brillait pas de qualités humaines, alors qu'elle était dans un moment de flanchement, lui avait dit "Je n'y peux rien" et c'était comme de déchirer le voile que ma mémoire avait déposé sur les propos étonnamment sans empathie de mon ancienne amie.
Bon sang, "Je n'y peux rien", c'est ça qu'elle m'avait dit.
La différence avec des traumae plus grave, ce que j'en lis des autres, c'est que l'amnésie n'était pas absolue : je me rappelais qu'elle m'avait dit quelque chose dont je ne me souvenais plus.
Je me souviens qu'en rentrant je pleurais, et je croyais que c'était d'inquiétude pour ma fille (entre-temps j'avais appris au téléphone que le père de mes enfants censés les garder puisqu'elle allait mal s'en était allé jouer à la pétanque) mais c'était peut-être aussi qu'une part intérieure de moi avait pigé que l'amitié, la plus profonde et la plus proche qu'il m'avait été donnée de vivre s'achevait.
Et sans raison concevable, à part se dire a posteriori qu'elle ne souhaitait pas s'encombrer des malheurs d'autrui, pas plus que ceux (le fils fragile, une amie proche atteinte d'un cancer particulier, les relations familiales compliquées) qu'elle-même traversait déjà.
Du coup, je veux bien croire, et plus encore après avoir lu "La petite fille sur la banquise" d'Adélaïde Bon, que l'on peut perdre bien longtemps la mémoire quand les chocs sont trop grands.
(Cela dit, dans le cas des violeurs, le regret sera toujours que non connu leur crime pourra se reproduire et qu'ils ont donc eu tout loisir d'attaquer d'autres personnes entre temps)
(1) sur le site de LCP "Amnésie traumatique : les victimes de viol demandent l'imprescribilité" ; il relate en particulier le cas d'une jeune femme dont le souvenir de l'agression est revenu 32 ans après.
(2) Son fils aîné, d'urgence, interné