Il est des personnes qu'on aimerait pouvoir admirer jusqu'à la fin, pour une œuvre majeure, une invention salvatrice, le sauvetage d'un pays ... Mais voilà, l'humain est humain, la perfection ne lui sied pas, la grandeur d'âme ne l'habite qu'à durée limitée (si tant est), sa générosité est à géométrie variable, les hommes supportent d'autant moins le naufrage du vieillissement qu'ils furent remarquables, vigoureux et vaillants et la mémoire si elle se tient finit par prendre la place du présent dans des corps lourds et las ou si maigres qu'ils ne tiennent pas.
La seconde guerre mondiale a l'âge de la retraite même dans les futures législations qui la repoussent sans cesse. Quelques personnes subsistent de belle longévité qui ont vécu et survécu au conflit lorsque déjà adultes. Leur nombre diminue d'années en années. Restent pour témoigner ceux qui l'ont croisé très jeunes ou enfants.
Claude Lanzmann avait accompli un travail de titan en interrogeant tant et tant de témoins pendant qu'il en était encore temps. La mémoire collective que l'oubli toujours guette (1) lui doit beaucoup.
Il est vrai que par ici (Europe) pour les baby-boomers dont je fais je crois partie, la connaissance des deux précédentes guerres mondiales passait par les repas de famille : le grand-père s'il avait survécu, racontait sa der-des-der où ne la racontait pas parce qu'on le sommait de se taire pour ne pas effrayer les enfants, les parents racontaient leur jeunesse menacée et affamée, les bombardements ou les persécutions de celle d'après (ou se taisait mais de façon si éloquente). Alors très jeunes, on savait. Mes propres enfants pour qu'ils ne confondent pas l'une et l'autre, j'ai dû leur expliquer. C'est vrai quoi, les deux c'était entre la France et l'Allemagne avec l'Angleterre et les États-Unis qui venaient nous sauver. - Mais y avait pas aussi le Japon ? - Et la bombe atomique c'était quand ?
On se tient toujours dans cette illusion que si l'on transmet, si on explique, si on apprend, les mêmes erreurs, les mêmes massacres, les mêmes génocides ne surviendront pas. La condition est hélas nécessaire mais pas suffisante. En attendant, si l'on ne transmet pas cette mémoire-là, il semble évident que quelques politiciens populistes aux velléités dictatoriales auront (2) vite fait de nous rejouer des airs similaires avec auprès des jeunes générations d'affligeants succès.
En l'absence prochaine dans peu de décennies de témoins directs, il est donc temps que la fiction prenne le relais sans tabou et efficacement. On l'avait vu apparaître timidement, ici ou là, sous couvert de mémoire familiale brisée et qu'on complétait. Puis de façon plus osée au cinéma, assez secouante et particulière avec "Les bienveillantes" de Jonathan Littell, ce qui a fait débat au moment de sa sortie, et cet automne dans différents romans.
"Les sentinelles" de Bruno Tessarech et "Jan Karski" de Yannick Haenel font partie de ceux-là. Tous les deux ont fait un travail remarquable.
L'un en balayage de différentes figures marquantes dont certaines injustement oubliées. Parmi les plus remarquables ce capitaine de navire qui refuse de ramener ses passagers vers une mort assurée ; et Jan Karski.
L'autre en concentrant toute son attention vers cet homme seul. Il le fait avec la plus grande déférence. D'abord en nous offrant voir la séquence du "Shoah" de Claude Lanzmann où le héros a témoigné devant la caméra - et les mots que l'auteur emploie sont un bel hommage au film -. Puis en nous confiant une synthèse remarquable des mémoires du résistant polonais, lesquelles grâce à l'intérêt suscité par le livre ne vont pas tarder à être rééditées. Et enfin et de façon clairement annoncée, en se lançant dans la fiction, sa part affective, et sa force comme ses imprécisions.
Ce qu'à mon sens la part pédagogique précédente autorise pleinement. Le lecteur est prévenu, il est désormais averti du plus près du vrai (3), et à présent voilà un peu du subjectif qui même s'il peut être sur certains points contesté (4) aide mieux que le reste à ne pas oublier.
Bien sûr, celui qui fictionne ne peut créer qu'à
partir des documents qui furent à sa disposition. L'accuser, parce que pour partie il fut peut-être en imaginant dans le faux, d'être
faussaire de ce qu'on avait gardé secret c'est reconnaître qu'on
n'avait pas communiqué au monde tout ce qu'on aurait dû.Même s'il est imparfait, c'est du beau travail que nous amener à éviter l'oubli, et j'inclus dans le nous bien des plus jeunes parmi ceux qui ne dédaignent pas la lecture (5) et qui peut-être ont fait l'effort de voir le film grâce au livre depuis, puisqu'il y a également eu rediffusion toute récente à la télévision.
C'est désormais à la fiction de prendre le relais, qu'on le veuille ou non.
Puisse-t-elle continuer à prendre des formes aussi décentes que ces deux livres récents.
(1) lien à compléter vers le billet d'une amie professeure qui s'est récemment trouvée confrontée au fait que tout n'était plus tout à fait transmis.
(2) futur vacillant
(3) Tout le monde en effet ne sait pas qui était Jan Karski, je pense que les moins de 30 ans l'auront pour beaucoup appris par l'un ou l'autre de ces deux livres.
(4) Je ne comprends pas ce qu'il y a de mal à nous faire comprendre que contrairement à une idée reçue tous les Polonais n'étaient pas antisémites. Il n'y a pas non plus prétention à affirmer que tous étaient philosémites pour autant. J'ai un peu de mal à croire que Jan Karski fut le seul qui ne l'était pas et se trouvait près à se dévouer pour défendre ceux qu'on massacrait à cause de leurs origines juives.
Par ailleurs, il semble avéré que pour les Américains la priorité n'était pas de sauver les prisonniers dans les camps mais de gagner la guerre et que le premier élément viendrait en conséquence. Personne ne saura jamais ce qu'aurait donné une priorité humaniste - peut-être que la guerre aurait encore plus duré, qui sait ? et au bout du compte fait davantage de victimes. Comment savoir ? - On ne peut que constater que c'est l'option priorité à la victoire militaire qui fut tentée et finalement réussie. Et que Jan Karski n'avait donc pas ou peu ou mal été écouté. La 3ème partie du livre est bien écrite du point de vue d'un homme qui découvre un sens si fort de la raison d'état chez ses interlocuteurs successifs qu'elle lui apparaît d'un cynisme insensé. La 3ème partie du livre est subjective et romancée, et qui ne s'en cache pas.
(5) Il en reste, le saviez-vous ?
PS : Claude Lanzmann est par ailleurs l'auteur d'un intéressant, autobiographique et fort bien troussé "Lièvre de Patagonie" paru au printemps dernier et qui figurait encore parmi les 30 meilleures ventes de livres en essais (classement tite-live l'express juste avant les fêtes). Admirer l'un des travaux n'empêche pas d'apprécier l'autre. Même si à présent un peu moins (?)
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