"Manderley for ever" Tatiana de Rosnay (co-édition Albin Michel - Héloïse d'Ormesson 25/02/15)
Une conjonction semble s'être faite en ce début d'année pour me faire découvrir ou redécouvrir Daphné du Maurier. J'ai commencé à revoir les films d'Hitchcock, un peu perdue parmi ceux que j'ai vus depuis si longtemps qu'il me vient un doute de l'avoir fait (ou d'avoir vu de nombreux extraits), et ceux que je crois avoir vus mais en fait non. "The birds" ("Les oiseaux") que j'avais envie de revoir depuis ce billet de Matoo m'a menée à la nouvelle, qui m'a conduite vers d'autres (re?)lectures.
Ce qui fait que le roman biographique de Tatiana de Rosnay arrivait à point nommé, même si je préfère m'attacher aux oeuvres qu'aux vies pas toujours si palpitantes de qui les écrit.
Il se trouve cependant que Daphné du Maurier fait partie de ses romanciers dont l'existence est un roman même. Cette biographie est écrite en ce sens, qui se lit comme une fiction, dont l'héroïne serait Daphné. L'auteure (de la biographie) fréquente l'auteure (de "Rebecca" et quelques autres trucs) depuis ses premières passions de lectrice et ça se perçoit. On sent que "sa" Daphné est proche de ce que fut la vraie. Une fille qui se serait bien vue en garçon, ce qu'on comprend au vu des contraintes extrêmes qui pesaient sur les femmes, elle qui était vive et remuante et qui n'avait pas vocation à vivre confinée ; et qui est parvenue, grâce aux mots à prendre son indépendance.
Le livre dit beaucoup du travail d'écrire, bien mieux que ne l'aurait fait une biographe académique qui ne s'est pas frottée à cette difficulté des histoires, des personnages à inventer. De ce qu'il représente lorsqu'on est femme et mère de famille, quand bien même on fait partie des privilégiés qui ont pour les décharger des tâches domestiques plusieurs employés.
La vie privée de Daphné du Maurier est évoquée sans faux-semblants mais avec pudeur et respect : n'est dit que ce qui pour le travail aura vraiment compté. Ainsi les grands amours et les passions successives qui auront constitué autant de "patères" (peg), inspiration pour un ou des personnages qu'ils ou elles irrigueront.
Le contexte historique qui n'est pas sans importance - la première guerre mondiale a fait des victimes parmi ses proches parents, la seconde ouvrira une longue période de séparation physique inévitable d'avec Frederick Browning son mari et père de leur trois enfants - est évoqué à juste proportion. L'équilibre parfait entre l'intime et l'historique est remarquable.
Les lieux, les maisons sont particulièrement importants pour les deux romancières (celle dont on relate la vie, celle qui l'écrit) et comme j'y suis moi aussi sensible - parfois je me demande si la rupture la plus récente dont je me remets si mal n'est pas aussi celle d'avec la maison étroite où je me sentais chez moi et dans laquelle à moins d'un miracle ou d'un malheur je n'entrerai plus, dégage j'ai trouvé mieux, signifiait le dernier message cohérent reçu -, j'ai été heureuse dans ce livre. Chaque partie de la vie de l'auteure de "Rebecca" (et qui en avait assez qu'on ne lui parle que de cette œuvre-là), qui correspond à un déménagement majeur est précédé de mots de maintenant par la biographe enquêtrice qui se rend sur les lieux, y rencontre des témoins, quand il en reste. C'est un enchantement de lecture : on s'y voit, on s'y voit même imaginer comment c'était "du temps de".
On voit aussi le temps qui passe, une machine à écrire toute neuve et ensuite obsolète, remplacée, des enfants qui grandissent, d'abord Daphné et ses sœurs, victime en jeunes filles d'un père possessif, puis ses propres enfants, l'évolution au cours des ans de leurs relations. La sœur Angela formidable, qui persistera dans son propre chemin d'écriture malgré les insuccès et ce qui aurait pu constituer une impossibilité : celle d'écrire lorsqu'on est la sœur d'une auteure à succès. Les dernières années avec les douleurs qu'apportent le grand âge, les difficultés d'une vie conjugale quand le conjoint est souffrant, sont décrites avec une intensité inouïe. Dans la plupart des biographies, la fin de vie est presque escamotée. J'ai aimé que l'on n'abandonne pas la vieille dame, même s'il était devenu difficile de l'accompagner.
Pour n'être pas prise en flagrant délit de complaisance, je cherche des défauts n'en ai trouvé que trois et encore en raclant, et probablement du fait d'avoir lu sur épreuve : un peu trop de "ferveur", même si on imagine bien Daphné en faisant preuve dans son existence plus d'une fois ; quelques redondances comme si des éléments avaient un peu bougés entre la fin d'un chapitre et le début d'un autre et que du coup tel ou tel fait était répété (1). Dans l'iconographie, au demeurant impeccable, le recadrage de cette image (2) et qui du coup laisse apercevoir les mains
des enfants dans celles de leur parents, avec un étrange effet de "coupé".
Quand on en est à ce niveau là de très légères imperfections c'est que c'est gagné.
Le seul vrai gros défaut du livre c'est qu'il donne envie de tout relire (des livres) ou lire (ceux d'Angela), ou voir ou revoir (les films des adaptations). On n'en sort plus.
Et le regret éternel pour ceux qui lisent et ceux qui écrivent que des œuvres populaires surtout écrites par les femmes attirent toujours de la part des critiques et des plus fins lettrés, une part irréductible de mépris. Je le déplore d'autant plus qu'en tant que libraire je vois d'années en années la fracture qui s'agrandit alors qu'on devrait se serrer les coudes entre gens encore capables de partager le plaisir des mots lus qui nous embarquent et nous émeuvent ou nous font penser.
Je suis ravie du voyage que grâce aux deux femmes de lettres sans quitter mon cher Clichy, j'ai fait et très reconnaissante envers Gérard de Cortanze qui avait semble-t-il le premier pigé que l'une devait écrire au sujet de l'autre et que la sensibilité et l'écriture de l'une entreraient en résonance avec l'existence et l'œuvre de l'autre. Pari gagné.
Malgré une période difficile et des temps troublés, cette lecture fut un enchantement.
(et je suis moins sotte à présent).
(1) C'est peut-être resté dans la version définitive et très volontaire pour ne pas laisser des lecteurs en chemin. Peut-être est-ce moi qui prise par le récit et l'avalant d'une traite, me rappelais "trop bien".
(2) source : ce site
PS : Les sœurs du Maurier s'étaient fabriquées une sorte de patois familial. Il a été adapté au français et un délicieux glossaire figure en fin d'ouvrage. Attention danger : moins que la langue d'Enig Marcheur mais néanmoins très fortement, ÇA RESTE que c'en est nanny. Et particulièrement leur emploi particulier et si judicieux du verbe menacer.
source et support : épreuve non-corrigée (envoi aux libraires), choix personnel
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