Alessandro Baricco, "Mr Gwyn" (traduction Lise Caillat, éditions Gallimard (du monde entier) printemps 2014)
Jasper Gwynn, romancier anglo-saxon déjà plutôt connu publie dans un journal un article dans lequel il annonce qu'il n'en écrira plus. Il s'embarque peu après dans la réalisation de portraits écrits de personnes volontaires. La condition étant pour eux de payer et de rester nus et qu'éventuellement l'affaire prenne du temps. L'artiste reste à observer, en théorie sans s'impliquer. Cette expérience l'entraînera plus loin que prévu et ne sera pas sans incidence sur l'existence de Rebecca, la jeune femme qu'il embauche pour l'assister après l'avoir sélectionnée comme élément d'essai.
Je n'ai pas su quoi penser de l'ouvrage. Pour des raisons personnelles et d'avoir été victime naïve d'un romancier séducteur qui comme mister Gwyn se présentait comme étant au bout du rouleau, n'arrivant plus ni à écrire ni à faire l'amour (1) j'ai eu du mal avec le début ; je sentais qu'un piège se mettait en place pour Rebecca et j'aurais voulu l'aider, c'était quelque chose de cet ordre qui gênait ma lecture.
Mais l'écriture est élégante comme toujours chez Alessandro Baricco, que ce soit en V.O. ou dans cette traduction de Lise Caillat, la narration délicatement menée, les notations psychologiques fines. Le roman n'est pas sans charme pour qui apprécie les livres "où il ne se passe (presque) rien".
Passé la moitié des pages, le personnage de Rebecca prend de l'ampleur et de l'épaisseur, et alors que j'avançais avec peine - mais, je le répète, pour des raisons personnelles -, j'ai retrouvé un élan, un relatif plaisir de lire et en tout cas de l'intérêt. Gwyn avait cessé, un peu, de m'attrister et m'agacer. Et puis décidément les relations de la jeune femme, dont il est répété avec insistance qu'elle n'est pas jolie, avec les hommes (2) ont pour moi un écho. Ainsi que la façon qu'elle a plus tard de comprendre à retardement certaines choses qu'elle a traversées sans avoir assez d'éléments sur le moment pour en percevoir toute la portée.
Curieusement ce roman n'est pas sans résonner avec celui, cette fois policier, de Robert Galbraith (JK Rowling) "The silkworm" (l'écrivain retiré et manipulateur, la jeune femme dynamique et secourable), je pense sans rien de volontaire, mais liés aux mêmes constatations de comportements. Un peu comme si l'on avait le versant rêveur et le versant policier et sanglant d'un même thème de travail.
Au bout du compte j'ai été plutôt satisfaite d'avoir lu ce "Mister Gwyn" qui m'avait dans un premier temps rebutée, mais j'oscille encore entre l'avoir trouvé aimable ou détestable. Disons que pour Rebecca, j'ai aimé. Et que de toutes façons même un brin bancal ou laissant une impression d'inachevée, c'est un livre qu'on peut apprécier.
(1) dans le cas de Mister Gwyn les choses semblent plus simples, il fait quand même quelque rencontre, et par ailleurs ne plus écrire semble une décision. Mais il entraîne ses proches dans l'aventure d'une façon manipulatrice et narcissique qui me rappelle ce que j'ai vécu.
(2) Sinon dans ce qu'ils lui font du moins dans les réflexions induites. En particulier p 89 - 90
Et pourquoi finalement la météo du Danemark ?
(billet en cours)
"Il aimait particulièrement écrire quand il était à la laverie, au milieu des tambours qui tournaient, au rythme des magazines feuilletés distraitement sur les jambes croisées des femmes qui ne semblaient cultiver d'autres illusions que la finesse de leurs chevilles." (p21)
"Le vieil homme eut peut-être les larmes aux yeux, mais on ne pouvait l'affirmer parce que les yeux des vieux pleurent toujours un peu". (p 179)
"Elle adopta donc durant plusieurs jours la seule attitude qui lui parut appropriée - l'attente. [...] Puis un matin, on lui livra au bureau un gros paque, accompagné d'une lettre et d'un livre. Dans le paquet il y avait tous les portraits, chacun dans sa chemise. Dans la lettre, Jasper Gwyn précisait que c'était les copies qu'il avait faites pour lui [...] Il ajoutait une minutieuse liste de choses à faire. [...]
Du fond du coeur il la remerciait, et une fois encore il tenait à dire qu'il n'aurait pu désirer une collaboratrice plus précise, discrète et agréable. Il était conscient que des adieux plus chaleureux auraient été souhaitables, à tous égards ; mais il devait admettre, bien à regret, qu'il ne pouvait faire mieux. Le reste de la lettre était écrit à la main. [...]
Enfin il y avait une note, après la signature, quelques lignes. Il disait qu'il lui joignait le dernier livre sorti du tiroir de Klarisa Rode, à peine publié. Il se rappelait bien que le jour où il lui avait remis son portrait, au parc, elle avait justement un roman de Klarisa Rode à la main, et qu'elle en avait parlé avec grand enthousiasme. Ainsi il avait pensé que lui faire ce cadeau, en la circonstancepouvait être une belle manière de refermer le cercle : il espérait qu'elle aurait du plaisir à le lire.
Rien d'autre.
Mais de quoi faut-il être fait ? se dit Rebecca.
Elle prit le livre, le tourna et le retourna entre ses mains, puis le jeta contre le mur - un geste dont elle se souviendrait quelques années plus tard."
(around p 153)
140705 1515 et 140825 1528
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