"L'invention de nos vies" de Karine Tuil (Grasset - août 2013)
Je l'avais gardé pour cette étrange période de pseudo-vacances dont j'ai pu bénéficier ce mois d'août. J'avoue me lasser en ce moment des romans trop courts, ceux qui ne font qu'une seule soirée, j'ai besoin de compagnie et donc de personnages qui nous restent un peu.
"L'invention de nos vies" de ce point de vue est parfait : on les suit sur plusieurs décennies, il y a une ampleur, ils ont le temps d'évoluer, de changer d'avis et de degrés d'intimité.
Il s'agit d'une sorte de Jules et Jim (1) contemporain, une femme, deux hommes, Nina, Samuel et Samir, des circonstances - certaines qu'ils amorcent d'autres qu'ils subissent - qui les éloignent ou les rapprochent au cours de leur vie. Le titre est en cela très bien choisi.
S'y ajoute une forme de suspens puisque l'un des personnages, Sam Tahar, parvient à la forme classique admise de réussite sociale, mais le fait en trahissant sinon ses amis (2), du moins ses origines. On devine d'emblée qu'il le paiera, si ce n'est signalé. Mais je crois qu'il faut être très fort pour deviner quand et comment.
La narration et ses enchaînements m'ont épatée en plus que le fond du propos me réchauffait, son côté roman social. Comme l'un des personnages écrit, et même si personnellement je ne perçois pas les choses de cette façon (3), certaines pages sur le travail d'écrire qui font corps dans le récit, sans l'apesantir (je pense toujours aux lecteurs qui attendent une histoire et que l'écriture, le boulot, l'envers du décor indiffère) mais de façon assez forte pour qui s'y intéresse. C'est une bonne distance, je la crois difficile à trouver. L'évocation des dégâts et petits avantages collatéraux du succès est particulièrement bien vue. J'ai souri plus d'une fois en lisant. Malgré une forte tension narrative, l'humour n'est pas absent.
Reste qu'il m'a manqué un petit quelque chose pour être émue, complètement emballée. Le petit rien ou presque d'écart qui me ferait dire en boutique "Essayez ce livre, il est vraiment très bien" au lieu de "Posez tout le reste, lisez ça, vous m'en direz des nouvelles". Je crois que je suis trop vieille-école pour les protagonistes de l'histoire. Je ne me suis sentie proche d'aucun d'entre eux, sauf de Pierre Lévy qui joue un rôle décisif dans leur vie mais n'est pas l'un des sujets principaux - on sait d'ailleurs peu de sa propre vie, il n'est pas là pour ça -. Les trois héros ont des motivations qui par moment m'échappent ; je crois comprendre quelque chose, puis m'aperçois qu'il n'en était rien. C'est sans doute une qualité dans l'écriture : les vrais humains peuvent se montrer assez peu logiques envers eux-mêmes et varier, j'en sais quelque chose d'avoir aimé un homme que j'ai cru bon (pourvu de bonté) pendant plusieurs années et qui in fine s'est comporté comme un lâche désinvolte. Mais justement sans doute que j'avais besoin en ce moment de personnages plus élémentaires, et de ce fait rassurants. Je suis incapable de comprendre Nina, la femme qui leur plaît tant - peut-être pour cette raison même - en particulier la sorte d'enfermement doré auquel à un moment elle consent. Une jeune femme grandie dans le monde occidental de maintenant se laisserait ainsi faire ?
J'ai regretté le côté prédateur sexuel de Sam. Un "simple" comportement de grand séducteur, compte tenu du contexte facilement pudibond aux États-Unis, eût j'ai l'impression, suffi. Ça me l'a rendu irrécupérablement antipathique alors qu'un Don Juan courant, m'aurait semblé crédible (peut-être même émouvant).
Ou alors c'est une question de génération : je suis d'avant la montée du communautarisme, les clivages étaient sociaux bien plus que d'origines géographico-religieuses. J'ai beau savoir que la société a tourné comme ça, avec une recrudescence de l'importance de qui sont tes aieux et des sortes d'injonction à se conformer à ce à quoi quelqu'un qui vient d'ici ou de là est censé dans ses comportements et ses valeurs et ses croyances ressembler, j'ai du mal à me mettre à la place de ceux qui raisonnent ainsi.
En revanche j'ai parfaitement saisi l'effet de discrimination qui pousse Sam Tahar à faire le premier pas vers ce qu'il ne sait pas encore être une dangereuse négation de soi. J'ai vu ses processus à l'œuvre autour de moi - la première étape, je veux dire, celle du diplômé négligé pour cause de "pedigree" mal jugé -. Je l'ai vue à l'œuvre pour d'autres domaines que le travail. Cette cruauté qui fait qu'on pourrait être la bonne personne mais que pour des raisons qui tiennent à ce qu'on ne peut changer de soi, on est d'emblée écartés, sans même avoir notre chance.
De même le processus dans lequel le demi-frère de Sam se trouve engrené, est très très bien retracé. Et hélas, à ce que j'en sais, pas exagéré.
Disons que je déplore légèrement que tout ce qui pourrait leur arriver leur arrive, comme s'ils devaient à eux tous contribuer à un tableau complet des destins contemporains possibles. Du coup chacun porte trop lourd et y perd un peu d'humanité. Le fait que chaque élément de leur biographie serve tôt ou tard à expliquer ou rendre plausible tel ou tel choix ou événement m'a laissée un peu de côté. J'aurais été plus sensible à des préalables plus épurés aux différentes destinées qu'elles n'auraient pas tant changées (par exemple un père négligent au lieu d'un père qui rejette totalement son rejeton lequel aurait sans doute dérivé de la même façon, une belle réussite sociale au lieu d'une réussite extrême, la chute pressentie eût été moins spectaculaire en hauteur mais davantage ressentie parce qu'on aurait pu s'identifier au personnage concerné, une grande beauté de Nina au lieu d'une attraction sexuelle phénoménale). Cette densification est peut-être au contraire ce qui fera vibrer d'autres lecteurs davantage. Je ne serais pas surprise que le roman obtienne un des prix d'automne qui sont si convoités.
Enfin, je me suis délectée de ce que certains percevront peut-être comme un gimmick mais qui n'en est pas un, car il en dit long, si long, sur notre monde, par quelques lignes au bas de certaines pages, une ou deux au plus : cette sorte de pré-réalité augmentée (4). Une richesse de ce roman réside aussi là. Chaque être humain croisé, d'un collègue à une femme séduite, d'un policier à un portier, a droit à son identité et quelques mots le concernant. Un peu comme dans ces courriers dans lesquels le post-scriptum est ce qui nous marquera - mais qui ne ferait pas sens sans ce qui le précédait -.
Je vois dans cet ouvrage un beau jalon vers l'avenir, un agrandissement dans le travail d'écriture de son auteur, une étape vers l'amplitude des plus grands (5). Et j'admire qui s'y risque alors que les délais pour travailler, qu'on le veuille ou non, sont de plus en plus courts, quand les romans d'ampleur nécessitent plus que d'autres types de chantiers, un temps de sédimentation. Les exigences contemporaines de l'édition laissent de plus en plus rarement les auteurs disposer de cette durée.
PS : Ce qui me laisse également penser que c'est moi aussi qui suis larguée : j'ai de plus en plus de mal à suivre les citations de marques dans les romans contemporains. Parfois si ce n'est pas dit clairement qu'il s'agit d'une montre, d'un sac, d'un escarpin je suis obligée de deviner de quoi il s'agit. Et autant j'adore me trouver nez-à-nez avec un mot nouveau, un vrai (il y en a là d'ailleurs quelques-uns, merci beaucoup de ces petits plaisirs), autant je n'ai pas envie de m'encombrer le cerveau à savoir que TictacChicos est la marque de montres à la mode et ClacclacHautsTalons celle des tuent-les-chevilles en honneur cette saison. Il n'y en a pas tant que ça dans "L'invention de nos vies", c'est un peu injuste d'en parler maintenant, mais il tombe pile au moment où je commence à trouver, fors pour les whiskies, l'étiquetage généralisé fatigant.
PS' : Je l'ai lu sans la couv. ; aperçue en vitrine, je l'ai trouvée intéressante, bien choisie (c'est rare, suis du genre à aimer quand il n'y a rien que le titre et le nom de l'auteur et encore pas en trop gros).
(1) Compliment, c'est une œuvre qui marque.
(2) Je ne sais pas si je le prendrais comme une trahison, si j'étais concernée ; peut-être plutôt comme une marque de jalousie folle et inversée.
(3) C'était de fait d'autant plus instructif.
(4) Je ne serais pas surprise qu'on y vienne rapidement avec ces lunettes dont on commence à apercevoir les prototypes ici ou là : reconnaissance faciale des personnes croisées et résultat résumé sur leur identité. La différence est que dans le roman il est fait état non pas tant de leurs réalisations que de leurs aspirations (déçues, atteintes ou encore possibles) ce que pour l'instant (heureusement) les moteurs de recherches ne savent pas dénicher à moins qu'on ne l'ait partout proclamé.
(5) Je pense au David Grossman d'"Une femme fuyant l'annonce"
source : rentrée des libraires, mais j'aurais cherché à le lire de toutes façons ; j'avais été bien accrochée par "Six mois six jours" (entre autres raisons)
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