Les enchaînements de la vie ont fait que blousée par un bourgeois, je me suis retrouvée à lire coup sur coup deux livres de bandits : l'un d'eux, parce qu'il s'agit d'une publication de la rentrée prochaine que j'ai eu le privilège de recevoir en épreuve non-corrigée, l'autre parce que j'étais un soir chez un ami doté d'une certaine vista, lequel m'a mis entre les mains l'ouvrage d'un des invités présent ce soir-là.
C'est peu dire qu'ils sont à l'opposé l'un de l'autre : d'un côté une biographie romancée d'un gars qu'on a présenté comme un de ces héros crapuleux que la société réprouve mais aimerait adorer (adore en loucedé, en faisant mine de se scandaliser), de l'autre une fiction plausible, dans laquelle les voyous apparaissent pour ce qu'ils sont la plupart du temps : des types ultra-violents, qui tuent sans palanquée de scrupules jusqu'au jour où ils se font à leur tour occire par pire ou plus détraquées ou plus camés qu'eux.
Francis le Parisien, truand sur le retour, se découvrant au miroir un soupçon de bedon, décide l'andropause approchant, de passer la main mais souhaite auparavant tester Buko son associé de toujours. Le premier fait donc courir une rumeur sur un sale coup qu'il aurait lui-même fait à Kahous, un caïd de banlieue en pleine ascension et sans en partager les gains avec son partenaire. Celui-ci est un malin, fort capable de Wait and see, ce qu'il s'apprête à observer.
Seulement le propre des rumeurs c'est que parfois elles prennent trop bien. Un certain Peter, anciennement efficace au service de Francis, désormais camé à la moëlle et assoiffé de revanche envers son boss qui s'est un peu trop bien servi de lui, va s'empresser de foutre le bazar en la prenant pour pure vérité.
Au milieu de tout ça quelques innocents, sinon c'est pas drôle, vont trinquer, selon le principe brutal du mauvais endroit au mauvais moment.
Il serait malhonnête de dire que je me suis régalée :
- C'est pour moi un peu trop du brutal, surtout en ce moment, cela dit, du brutal bien écrit, mais justement c'est pire (1).
- Par ailleurs subsiste à mes yeux une faiblesse de scénario concernant le personnage d'une jeune femme qui gagne sa vie en besognant au supermarché mais qui pour des raisons de fonctionnement narratif se devait de connaître l'un des protagonistes. La voilà donc affublée soudain d'une sexualité osée et terriblement bourgeoise (ce n'est pas tant une question de morale qu'une question de thunes, quand tu es sans un, et que tu trimes, tu n'as guère les sous ni l'énergie de jouer les êtres en perdition dans des lieux où rien que l'équipement pour avoir accès vaut plusieurs mois de ton salaire). J'ai beau savoir que la sexualité des humains est rarement celle qu'on croit, je trouve que là, ça cadre pas.
Ces deux éléments à part, je peux en revanche dire que j'ai apprécié. C'est du bon boulot bien mené. Avec un bel art du portrait :
"Buko avait des manières fines et glacées de ministre de la justice, ce qui était un charmant paradoxe puisqu'il était un voyou, un voyou de cinquante-cinq ans. Une autre de ses caractéristiques, plus banales pour un homme riche, était de s'accoupler le plus souvent possible avec des filles de dix-huit ans. [...]
Buko était un surnom, une référence à Bukowski, Charles de son prénom, ivrogne littéraire américain. Buko n'avait pas sucé que de la glace durant ses jeunes années.
Plutôt que de s'opposer à ce sobriquet, il l'avait fait sien, assimilé, transformé en un nom propre, vidé de toute référence liée à sa saoulographie passée. Le prix à payer était ce regard de chien battu qu'il traînait depuis qu'il s'était mis au Coca et à l'eau gazeuse."
Dominique Forma, "Voyoucratie" (Rivages, p51-52)
Des notations psychologiques bien amenées :
" - Ta diplomatie tout en demi-teinte me bouleverse, K.
Buko dans ses dossiers, avait noté que Kahous, fan de rap américain, adorait se faire appeler K. Ça lui donnait un lignage que la vie ne lui avait pas fourni."
Dominique Forma, "Voyoucratie" (édition Rivages, p 135).
Un art du portrait y compris pour les lieux :
"Franconville est coincée entre l'autoroute A15 qui fonce vers Pontoise et la A115. Une ville sans soucis spécifiques et sans particularités, semblable autant à la précédente qu'à la suivante. Un vieux quartier près de la gare, composé de maisons bourgeoises en pierre meulière, chacune entourée d'un petit jardin délimité par des murets ou des rideaux d'arbres verts qui ne pouvaient cacher les tours ayant imposé leur présence, leurs lots de peines et d'espérances.
Avec les années soixante, les campagnes disparurent, remplacées par des immeubles suivis de tours. Les résidences devinrent des cités. On installa une piscine et une patinoire pour concentrer les adolescents dans un périmètre à l'écart.
C'est en fait la même monotone ville à trois tons - petite bourgeoisie étouffée, employés au chômage écrasés, immigrés provinciaux - qui depuis Saint-Denis va bientôt rejoindre Cergy Pontoise en une décevante urbanité.
Il ne se passe jamais rien le dimanche à Franconville." (2)
Dominique Forma, "Voyoucratie" (Rivages, p76)
Et une logique de l'histoire qui va sans peur au bout. Pas de rédemption, pas de finasseries, un sens de l'honneur rudimentaire, loi du plus fort et sauve qui peut.
Cette absence de complaisance m'a plu.
J'ai également vu "La loi des armes" ("Scenes of the crime") dont le réalisateur est l'auteur de "Voyoucratie" et qui en est une version 100 % visages pâles et édulcorée. Mais qui n'est pour autant pas une bluette et tient bien la route. Même si ce n'est pas un genre de films que je goûte particulièrement - l'action m'ennuie, les armes me fatiguent, ils sont toujours si prévisibles ces mâles dominants ... -, je trouve regrettable que pour de sombres raisons juridico-financières, il n'ait pas été distribué à sa sortie. Là aussi, du bon boulot, bien mené. Encore un bon réalisateur que les difficultés insurmontables sans fortune personnelle auront fait renoncer à tourner.
(1) échantillon :
"Francis était nu, les poignets encordés, les bras tendus à l'extrême au-dessus de lui, attachés à une boucle d'acier pendant du plafond.
Les jointures de ses articulations tournaient au pourpre profond.
Son corps parsemé d'épaisses aiguilles, gigotait sous les soubresauts de ses muscles martyrisés.
Ses jambes étaient entravées d'une barre de métal récupérée à l'étage supérieur parmi les jouets des sadomasos.
Son sexe profondément entaillé sur sa longueur, n'était plus qu'une plaie sanguinolente.
Son visage tuméfié, les joues marquées de sérieuses blessures, ressemblait à un masque de monstre d'Halloween. Un léger gémissement sifflait de sa bouche boursouflée.
Lou ne vomit pas, [...] mais son système nerveux émit une onde d'alarme qui fit trembler ses bras de façon psychotique sans qu'il puisse les contrôler.
Kahous n'en avait rien à faire, il savourait l'instant, concentré sur sa victime.
[...]
Une bulle de sang, mêlée à de la salive, apparut à la commissure des lèvres de celui qui, la veille encore, était le voyou le plus craint de Paris."
Dominique Forma, "Voyoucratie" (Rivages, p183)
(2) Je connais Franconville et n'aurais pas mieux dit.
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