Il est des lectures à côtés desquelles on passe parce qu'on ne les entreprend pas au bon moment. Ainsi en ces temps où la face réactionnaire de mon pays se croit tout permis, un livre qui n'avait d'autre prétention que d'être un petit conte agréable et fantaisie m'a semblé misogyne, truffé de clichés sur les nationalités, et le charme s'en est trouvé rompu. L'aurais-je abordée dans un climat extérieur apaisé, et admirative en tant que femme envers l'auteur, je n'y aurais sans doute vu que l'allégresse et le climat bienveillant, ainsi qu'une certaine élégance dans le style, malgré de nombreux ralentissements pour citations.
En revanche certains livres arrivent à point nommé pour coïncider très précisément avec nos interrogations personnelles du moment. J'écris ce billet pour savoir si avec le temps l'emballement que j'éprouve pour "Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn" de Ben Fountain (1) résistera ou s'il tient plus de mes préoccupations du moment que de ses qualités littéraires.
Les auteurs américains modernes me laissent souvent légèrement sur la touche : leur boulot est trop bien ficelé, qui ne laisse pas d'espace pour l'imperfection qui fait battre le cœur. Billy Lynn n'échappe pas à ce professionnalisme : personnage principal attachant, rythme de narration soutenu, sujet ancré dans l'air du temps, point de vue contestataire sur le conservatisme ambiant, mais restant de bon ton, juste ce qu'il faut de flash-backs et pour le reste la chronologie d'une fin de journée soigneusement respectée. L'ensemble de la narration déjà pré-découpée comme pour faciliter le scénario à venir. Je serais producteur j'aurais bondi sur les droits (2).
Mais cette fois-ci je me suis quand même laissée embarquer. D'abord parce que Billy m'a semblé être un frère, un de ces gosses d'en bas de la classe moyenne, à la famille d'origine dysfonctionnelle mais pas totalement (la mère aime ses enfants, ils ont été élevés dans de décentes conditions, ont même pu envisager de faire des études), qu'il est dépassé par les événements d'une façon qui m'est familière. Lui au moins possède l'excuse du jeune âge. Transfuge, je me sens perpétuellement dépassée ou comme lui décalée, et n'ai pas (ou plus ou seulement par intermittence) de Sergent Dime pour m'indiquer le cap.
La narration donne la parfaite sensation du "tout s'enchaîne trop vite" que je ressens sans trève. Des décisions à prendre dans l'instant, sans avoir en main toutes les cartes. Il y a la présence de Dime, une ambiguïté qui flotte, non sans me rappeler certains souvenirs ; l'avenir incertain, mais l'envie la plus forte de ne pas laisser tomber les copains même si l'on va sur la fin ; celui qui pour quelques confidences commises poursuit Billy de ses messages - afin de dire plus tard qu'ils étaient en relation - ; la force de l'amour mais qui naît en période à ce point sur le fil du rasoir que toute promesse semble illusoire ; la participation à un grand spectacle - ces pages sont formidablement réussies - ; la négociation avec un homme d'argent (de façon plus douce j'ai abordé ça récemment, aussi désemparé que Billy l'est : nos mondes trop éloignés ; comprendre le vocabulaire ne suffit pas) ; le malaise physique permanent - Billy se débat contre une migraine, moi contre la fatigue - ; la force de la lecture qui ouvre l'esprit.
Quelque chose m'a plu par ailleurs d'une absence de complaisance envers les réactions des hommes, qui admettait que les besoins du corps ne sont pas tous glorieux, et que leur assouvissement en mode comme ça peut, ne rend pas nécessairement heureux. Ce livre est accusateur envers un système qui asservit les femmes, les condamnant à se plier à des critères d'apparences. Il est également respectueux des homosexuels, un des soldats inflige même une discrète correction à un type qui se montre méprisant envers eux.
J'ai donc été bon public et conquise, lectrice à un moment de ma vie où le respect des uns envers les autres m'est particulièrement nécessaire, peu importe que je sois directement (en tant que femme) ou indirectement (en tant qu'hétérosexuelle) concernée. Au point de ne pas même trouver le début d'histoire d'amour ridicule ou niais.
À relire si je le peux, dans quelques années, surtout si j'ai la chance que mon besoin de réconfort soit alors moins prenant.
(1) traduit de l'anglais d'Amérique par Michel Lederer pour l'édition 2013 chez Albin Michel
(2) J'apprends que c'est fait, je crains la sauce hollywoodienne avec les stars obligées (ce dont parle d'ailleurs aussi le livre, mais Hollywood, bon prince, sait manier l'auto-dérision et la spécularité)
provenance : lecture mensuelle pour l'Attrape-Coeurs, achat personnel
jambes interminables : beaucoup mais c'est un peu normal, Billy et ses camarades sont présentés à des pom-pom girls.
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