Biberonnée à l'art savant du whodunit que possédait Agatha Christie, j'étais en arrivant à l'âge adulte déjà blasée du côté "qui a commis le crime", lequel reste le moteur de la plupart des romans policiers. J'avais lu Holmes aussi et bien des mystères de chambres jaunes. Bref j'étais au bord d'abandonner (comme lectrice) le genre, lorsque grâce à mon ami Pierre, j'ai croisé chez 10-18 les Grands Détectives et chez Rivages les Rivages Noirs. Ce fut alors l'accès à ce que j'appellerais les "polars de société", l'intrigue pour autant bien menée devenait secondaire au profit des enquêteurs, qui lorsqu'on fermait le livre où finissait la série nous manquaient comme des amis d'avant l'internet qui auraient déménagé et d'une ambiance locale, de façons de vivre d'ailleurs, de façons différentes de voir la vie aussi. Pendant des années la compagnie de Martin Beck, prélude à celle de Wallander, et celle de Jim Chee et Joe Leaphorn, m'a aidé à traverser les lourdeurs du quotidien ou les absences trop cruelles.
Plus tard je suis passée à d'autres choses, mais il me reste que le plaisir d'un bon roman noir ou policier de temps en temps m'est resté. C'est la lecture qui me repose le mieux des chagrins d'amour, ce qui n'est pas rien.
Le hic est que trop de dégustations m'ont rendue excessivement difficile. Pour que je me laisse embarquer il me faut du très haut de gamme, fort bien documenté, écrit de telle sorte que l'ambiance y est. Mon dernier grand bonheur en date remontait au printemps la double lecture de "Travestis" et "Le roi Lézard" (1) de Dominique Sylvain, le même livre retravaillé au point d'y changer de coupable et que les deux versions soient parfaitement huilées.
Alors quand par bonheur je tombe à nouveau sur un polar qui m'embarque comme quand j'avais 20 ans, le suspens en moins, mais la capacité de ralentir ma lecture pour savourer la compagnie en plus, je ne boude pas mon plaisir.
La police des rennes de Laponie, sujet sur lequel je n'avais que de vagues souvenirs intrigués d'articles dans Libé (2), cette vie quotidienne de travail si éloignée de celle dans nos centres urbains surchauffés (3) m'a tout bonnement embarquée et c'est resté un plaisir d'un bout à l'autre, malgré une interruption assez longue dans ma lecture due à un accident cosmétique indépendant de ma volonté (4). Les deux enquêteurs Klemet et Nina ont tout de suite trouvé place parmi les copains précédents. J'ai de plus rarement lu des pages d'enquête aussi favorables aux femmes, et d'ailleurs globalement aussi sensibles sur les relations entre hommes et femmes, jusqu'au caractère pathologique de l'un d'entre eux mais qui en est conscient (quoi qu'inconscient de l'étendue des désastres intimes qu'il provoque).
Le style est fluide sans effets ni excès, à peine un petit clin d'œil de temps en temps, les mots précis et justes, l'art de dresser une ambiance en un paragraphe et qu'on s'y voie avec la précision d'un tableau de Hopper, en (beaucoup) plus enneigé.
Les personnages secondaires ont ce don d'être tous vivants, aucun ne se contente de faire de la figuration en 2D, jusqu'aux jeunes désœuvrés qu'interrogent l'un des policiers, la gamine de celui qui tient l'un des rares hébergements de Kautokeino, lieu principal du récit, la femme qui tient un café routier. On ne fait que les croiser, mais ils existent. Le seul à être caricatural est ce policier d'extrême droite imbu de lui-même, mais c'est sa façon même de regarder le monde qui l'est.
Je me suis même fait une grande amie, Eva Nilsdotter, c'est rare dans un roman. Mais je vous assure, elle en sort (ou j'y entre ?), on devient pote instantanément - et j'apprendrai des choses inouïes sur la géologie, tandis que sous mes conseils elle ne tardera pas à se mettre aux grands whiskies, je lui apprendrai l'art de la qualité et des quantités modérées -.
À part ça, il y a un crime, un tambour sami (si j'ai bien compris, l'équivalent en moins éphémère des peintures de sables chez les Navajos) réapparu et volé, des embrouilles de policiens, des recherches minières remarquables, des joïks (5), et l'ensemble est très bien mené, avec un classicisme confortable au lecteur, lequel se trouve respecté jusqu'au bout, enquête bouclée, mystères imbriqués résolus avec juste ce qu'il faut de part d'ombre subsistante.
J'ai hâte de retrouver Klemet Nango et Nina Nansen pour de nouvelles aventures. Je croyais cette sensation disparue à jamais. C'est une bonne bouffée de jouvance que de la ressentir à nouveau.
(1) Il y a eu aussi "La vérite sur l'affaire Harry Quebert" (Joël Dicker) bien sûr, mais plus le temps passe plus je pense l'avoir perçu autrement que comme un roman policier même si l'intrigue relève pour partie du genre. Il joue aussi dans une autre dimension. Les rares voix discordantes à son sujet relèvent sans doute de ceux qui n'ont pas la chance de la percevoir.
(2) Pas un hasard, l'auteur était le même.
(3) Après quelques phrases de l'ordre de "le climat s'était brusquement adouci. Les nuages maintenaient une température clémente de moins dix-sept degrés." on se sent tropical à Paris.
(4) Je recommande désormais les éditions Métailié aussi pour leur solidité et leur résistance à (presque) toute épreuve.
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