Les hommes se trompent par moments, celui qui m'avait dit en substance "Tu ne pourras pas chroniquer mon livre, on se connaît d'un peu trop près ; quand on connaît trop l'auteur on ne peut pas parler bien de son livre.". Ce n'était pas faux. Pour le sien. Contemporain, fictionné, diffracté, sa vie et ses relations éparpillées façon puzzle entre les personnages, mais aux éclats reconnaissables, et les hommes, un beau rôle, toute lâcheté gommée et des accommodements.
Ce n'est dans l'absolu pas tout à fait vrai. Voici un livre dont je connais l'auteure. Mais reste persuadée que ça n'a d'incidence que dans le fait de l'avoir reçu, tel un cadeau de Noël, et l'avoir déjà lu, d'une traite ou peu s'en faut (1). Je sais que je tiens entre les mains un ouvrage majeur, de ceux qui dans une vie de lectrice laissent une longue impression. Et que je ressentirais la même chose si la personne qui l'a écrit m'était inconnue - j'aurais simplement une belle envie de la rencontrer, qu'actuellement je n'éprouve pas puisque c'est déjà fait -.
La meilleure façon d'extirper ce qui doit l'être est de ne pas parler de soi, la plus forte évocation de notre temps est celle que l'on va chercher à des années de là. Les écrivains qui l'ont compris sont nombreux. Ceux qui en sont capables, moins.
Alors nous voilà à l'un des temps de splendeur de Carthage, en compagnie de cette femme, Elissa, dont on apprend qu'elle fut longtemps la compagne de celui qui est à présent évêque d'Hippo Regius - le futur Saint Augustin -. C'est elle que l'on suit, au gré de son présent et de ses souvenirs tout au long du livre et toute une vie qui vient. Si l'on est soi-même femme, ayant connu l'amour et ses répudiations, les amitiés profondes aussi et le poids des familles, on parvient très vite à se sentir Carthaginoise ou de Thagaste par obligation, et le (léger) effort requis par les premiers chapitres (2) se trouve récompensé.
Car c'est de nos propres vies qu'il s'agit, assez peu ayant changé de la position des femmes dans la société, les schémas étant les mêmes quels que soient les noms que l'on donne à ceux qui partagent un quotidien, la femme aimée depuis la jeunesse et qui donne éventuellement le ou les premiers enfants, fait ce qu'il faut pour qu'il n'y en ait pas trop si l'homme souhaite ne pas être encombré d'une abondante progéniture afin de tout consacrer à sa progression sociale, et que l'on abandonne ensuite afin d'asseoir une carrière, appariés cette fois à une plus jeune, si possible mieux dotée ou lotie, et qui procréera, prouvant par là-même la persistance d'une vigueur chez l'homme ; l'étape suivante étant qu'il accompagne son avancée en âge par la (re)conversion vers une religion dont il sera d'autant plus virulent à défendre des préceptes d'obligatoire chasteté que les défaillances de son propre corps lui auront ordonnées, bien avant son dieu, d'abandonner la volupté.
Mon résumé est lapidaire, et donc mauvais. Le roman, lui, s'attache aux pas d'Elissa, à ses pensées, ses rêves, parfois - mais jamais évoqués pesamment - et son quotidien, pour le coup loin du nôtre et si bien évoqué. Nous partageons avec elle le déroulé des jours, la touffeur des étés, le travail du potier.
Très vite j'ai oublié que je trouvais ses pensées bien romantiques pour de l'antique, et sa mémoire miraculeuse d'étreintes passées de plus d'une quinzaine d'années, le corps est bien plus vite frappé d'amnésie, c'est l'esprit qui se souvient, les sensations, elles, se perdent. Très vite je me suis retrouvée auprès d'elle, à partager son parcours, son absence de haine mais pas de chagrin. Ses bouffées de colère envers celui qui arborait comme un splendide déni, que seules certaines phrases des confessions trahissaient. Ses moments d'apaisement grâce aux solides amitiés. Et de ça, l'amitié, je veux bien croire qu'il fut beaucoup question vite et tôt dans l'histoire de l'humanité.
Et j'ai pleuré en revivant avec Elissa les fièvres des amours rompues brutalement en plein élan par égoïsme de l'autre, et grâce à elle refait le chemin vers une forme d'apaisement. Grâce à Valeria et Silvanus, deux personnages apparus en cours de récit, j'ai pu croire à nouveau que si certains sont d'une violence sans borne, d'autres hommes savent être compréhensifs et doux. Et la force séculaire de certaines femmes qui soignent, comme si leur place au monde était perpétuellement de ramener celles et ceux qui souffrent du voisinage des morts au journées des vivants.
Pour autant que je puisse en juger d'après mes souvenirs de latin et d'Histoire, la reconstitution historique est d'excellente tenue, on peut aussi se régaler intellectuellement ; savourer une fois de plus un style sans gras et au mot juste, qui ne fait pas le fanfaron, se laisse oublier et revient en mémoire par le biais de phrases dont on s'aperçoit qu'elles étaient si parfaites qu'elles nous sont restées. Déguster à relecture - car au premier passage on est embarqués de trop près -, une structure narrative complexe sous des dehors de simplicité (3)
Mais je crois que j'offrirai avant tout ce livre à celles que des ruptures font souffrir. Il nous dit qu'on peut accomplir encore bien des choses, être présentes et utiles aux autres, même si l'on ne guérit, au fond, jamais tout à fait.
"Dans l'ombre de la lumière" est un livre lumineux comme je n'en avais pas lu depuis fort longtemps, calme, tourmenté, apaisé, élégant. Et pourvoyeur, à sa façon, de sérénité.
Indication : adopté parmi la pile sélective des livres de chevet afin d'y revenir aux moments où la solitude se fera difficile.
(1) les contraintes professionnelles et familiales de la période.
(2) Par exemple pour revoir ou apprendre ce que sont ses Manichéens dont la religion n'est pas parvenue très vivace jusqu'à nous.
(3) Je pense que tout lecteur peut s'y retrouver, alors que la narration n'est pas chronologiquement linéaire. Peut-être qu'une fois de plus je me fais quelques illusions sur "tout lecteur". Il n'empêche qu'à petites touches tous les éléments de repérage sont fournis, sans pour autant être pesants au lecteur averti.
(billet à relire, il se fait tard, c'est la nuit)
Bonjour Gilda,
Je suis en train de le lire et comme toi je suis sous le charme et la grâce de ce beau livre... je ne pense pas pour autant qu'il s'adresse "à tout lecteur" car il fait souvent référence à l'Histoire, aux religions, et cela peut venir à bout de certains s'ils ne s'accrochent pas. Et c'est amusant de lire le ressenti des autres, une fois de plus je suis convaincue que l'on lit avec ses tripes et son vécu car je ne suis pas marquée par les mêmes choses que toi.
Bises
Pascale
Rédigé par : pascale | 05 janvier 2013 à 07:10