Mathias, tu exagères, tu as placé la barre trop haut. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir lire après toi ?
Moi qui suis si fort les vibrations du monde depuis que l'internet me permet de les recevoir sans le filtre d'aucun officiel, ou de choisir en connaissance de cause le filtre qui m'offre la moins mauvaise compréhension possible.
Moi qui ai connu personnellement un gars comme ton Lakhdar, et qui tentait de s'en sortir comme lui, intelligent et qui avait du cœur, mais terriblement enfermé dans les conditions que le monde lui faisait.
Moi qui ai connu des grandes claques de la vie et des hasards heureux fous, l'incendie je l'ai vécu, le boulot obtenu par connivence littéraire et d'être au bon endroit au bon moment aussi. Et ces amours contrariées et lointaines, on se rapproche mais des frontières persistent puis la frontière ultime, celle de la maladie.
Forcément, je ne pouvais que tomber dedans, à pied joints, la tête la première, à ne pas le pouvoir poser au travail (1), m'identifier de partout à ce personnage si normal de l'humain pas trop con mais pas non plus suffisamment doté de dons supérieurs pour pouvoir échapper à son environnement. Celui qu'on n'embrigade pas si facilement, tout en restant contraint de tenir compte des propositions.
Je crois que ce livre déplaira à ceux qui choisissent de voir en l'étranger l'ennemi, le petit confort mesquin de la haine de l'autre, c'est tellement plus facile ; de nos jours ça te tend des bras blond, d'anciens drapeaux, du "Je vous comprends", "On n'est pas comme eux", pauvre viagra d'une fierté mise en berne par le système financier.
Et qu'il fera du bien à tous les autres.
Qu'on pourra le lire à tout âge, le style réussi l'exploit d'être raffiné (2) et abordable par tous. Qu'il serait bon d'ailleurs que des jeunes y regardent, certains, s'y reconnaîtront et leurs combats pour tenter de stopper ce cheval fou du monde désespérant.
Et si d'aucun accusent la fiction d'être trop forte, trop rebondie, et les rencontres trop belles (3), envoie-les moi, je leur raconterai un ami marocain et un peu de ma vie. Mais rien de mes cauchemars.
Puisse la "Rue des Voleurs" être arpentée par de nombreux passants.
(1) Heureusement que lire à mon boulot en fait un peu partie. Mais j'ignore par quel miracle la caisse fut juste aujourd'hui : je fus à Barcelone beaucoup plus qu'à Paris
(2) Oh la belle montée en puissance à mesure que le jeune s'instruit, les phrases qui deviennent de plus en plus élaborées alors qu'au début elles ne s'envolaient que lorsqu'il s'agissait d'amour et restaient pour le reste si simples et si sages.
(3) Hé oui, dans la débine du monde, le narrateur croise peu de purs salauds, ce serait rassurant et simple, mais le djihadiste est intelligent, l'ami d'enfance reste un bon copain, le tripoteur - trafiquant de macchabées les traite avec respect, Jean-François est un exploiteur mais se veut "decent guy" et qui n'a pas rencontré au bord du gouffre un vieux marin humain ?
"Rue des Voleurs" de Mathias Énard (Actes Sud)
lu après : "Shibumi" de Trevanian (Gallmeister) qui pourtant était d'un certain niveau, mais sans que ce dernier ne lui fasse de l'ombre. C'est dire la force de "Rue des Voleurs".
merci à Sylvie de m'avoir passé le non-co qu'elle avait.
Commentaires