"La vérité sur l'Affaire Harry Quebert" de Joël Dicker (ed. de Fallois)
En vérité, c'est un livre que je n'avais pas envie de lire. Celui qui nous l'avait confié, à la librairie, s'était montré dithyrambique, avait contaminé mon patron, j'avais effectué mon impitoyable sondage des 2/3 - la plupart des romans contemporains souffrent d'un méchant coup de mou à cet endroit-là -, étais tombée sur une page d'une écriture sans style particulier, des dialogues, visiblement pas mal d'action.
L'intrigue était très clairement policière.
Il se trouve que j'ai été une lectrice vorace de tous les genres du genre : biberonnée aux Agatha Christie ce qui rend exigeante quant à la qualité logique et psychologique d'une intrigue, et au fait que dans un whodunit réussi, le lecteur doit pouvoir à la fin se dire que s'il avait réfléchi 5 minutes il aurait trouvé, je lisais à 20 et 30 ans comme un alcoolique boit : pour supporter un quotidien qui ne lui convient pas. Et les romans policiers ou noirs présentaient un coefficient d'extraction du lecteur à son triste monde bien supérieur à la moyenne. À présent que j'approche de l'état professionnel idéal qui est de faire son travail de sa passion, et aussi par suite de rencontres primordiales comme le fut pour le personnage de Marcus celle avec le Grand Écrivain Harry, mes goûts profonds vont, l'âge venant, vers moins d'actions et dans la forme davantage d'élaboration.
En plus que le suspens, même bien mené m'est devenu indifférent : pour peu que l'intrigue soit parvenue à transperser ma carapace et que je sois malgré mon air blasé prise d'une envie de savoir, je devine désormais l'issue 2 fois sur 3.
Mais voilà que très vite deux lecteurs aux goûts différents - dont le patron - mais en lesquels j'ai toute confiance sont carrément tombés dans "La vérité ...", avalant l'un puis l'autre le pavé en moins de temps qu'il ne m'en fallait pour sentir monter l'impatience que mon tour enfin arrive.
J'entame donc ma lecture, mercredi ou jeudi dernier. L'entrée en matière est plutôt classique, un fait divers ancien brièvement évoqué et puis on passe à un presque présent, dans lequel on peut supputer que ce passé lointain viendra semer quelques troubles.
On suppute bien.
Très vite (je ne spoïle rien) il est question d'un écrivain en panne d'écriture et par ailleurs d'une histoire d'amour entre un homme mûr et une jeune fille. Deux raisons qui ordinairement suffisent à me donner envie d'aller lire ailleurs.
À moins d'un talent extrême, les histoires d'écrivains dans les livres et de cinéastes dans les films ou de réalisateurs dans les romans et de romanciers dans les comédies dramatiques que le cinéma Art et Essais français affectionne, me gavent, il n'y a pas d'autre mot. Et je n'en peux plus non plus des histoires dans lesquelles les hommes tentent maladroitement de justifier que passés un certain âge ils ont une bite en berne à la place du cerveau.
Enfin, j'ai eu du mal à croire à cette reconstitution de coin des États-Unis, un peu comme si l'auteur travaillait à partir de souvenirs de vacances et non d'y avoir vécu pendant de longues années (1). C'est une impression (sensation ?) de lecture, je peux me tromper.
Comble de malchance j'ai trouvé assez rapidement deux points d'invraisemblance (l'un étant très secondaire seulement je sors facilement du récit quand j'en croise un comme ça) qu'il m'a fallu faire un effort pour intégrer.
Mais j'ai vraiment une solide confiance en les goûts de mes recommandants, alors dûment équipée de la question Mais qu'est-ce qui a bien pu leur plaire à ce point ?, j'ai poursuivi ce qui à ce stade était encore un effort.
Le déclic est venu vers la page 140 avec l'apparition en quelques pages, de l'humour (dans les dialogues) jusqu'alors plutôt caché, d'une première assertion vraie sur le travail d'écrire, les précédentes se rapportant toutes au creative writing à l'Américaine, qui est certes efficace mais comme lectrice me lasse. Et juste après, la narration parfaite d'un malentendu qui s'autoalimente, comme souvent dans la vie, et voilà que je suis enfin embarquée.
"La vérité sur l'Affaire Harry Quebert" est une sorte de méta-livre comme le fut, mais en plus littéraire "La maison des feuilles". De même que chez Mark Z. Danielewski on ne savait pas sans un minimum d'attention si l'on était dans la première couche de récit ou les pièces d'un autre niveau de réalité de la maison, ou une fiction à l'intérieur de la part de fiction présentée comme vraie, chez Joël Dicker on navigue entre au moins trois (voire quatre) romans qui furent écrits ou le sont ou le seront, trois époques principales et au moins cinq autres, les personnages ont chacun de multiples facettes et la réalité aussi. Comme un "Mulholland drive" mais dans lequel un effort de signalisation des repères spaciaux et chronologiques aurait été fait, afin que d'y retrouvent ceux qui préfèrent ne pas s'égarer.
J'ai commencé à apprécier la complexité de l'intrigue, son ampleur, les jeux d'apparences trompeuses (qui au contraire du vieux séduisant qui tombe sous les charmes de la jolie donzelle sont un de mes thèmes de prédilection), la maîtrise de la narration soucieuse de ne pas larguer complètement le bon lecteur moyen, tout en restant gratifiant pour celui qui aime en lisant faire gigoter ses connexions neuronales.
Certains dialogues ont du piquant ; bien que le fond de l'air soit on ne peut plus dramatique, on rit aussi, malgré quelques lourdeurs (2).
Et la fin constitue une sorte de feu d'artifices brillant, entre révélations, accidents de parcours et très maîtrisés rebondissements. Jusqu'au clin d'œil final que forment les remerciements.
Au bout du compte, ce qui me reste : de bons moments d'un week-end qui aurait été un peu morne sinon ; quelques heures assez heureuses où j'en ai oublié de pleurer sur mes propres chagrins d'amour ; la petite impatience devenue rare depuis que je suis passée pro : reprendre le livre après avoir fait autre chose, une efficacité retrouvée sur les corvées ménagères - afin de reprendre sans trop tarder le cours de l'intrigue -. En prime : un atterrissage en douceur de la période post JO.
Accessoirement quelques nouvelles pistes pour tenter de percer les deux malheureux mystères, ceux-là bien réels, qui m'attristent - une désertion amicale ; un chagrin d'amour infligé violemment après séduction -. Peut-être que cette fiction m'aura fait comprendre quelque chose d'important. Les livres servent à ça, aussi. Comme de fidèles Watson aux Holmes maladroits qu'on serait dans la vie.
Et deux questions dont une de compréhension qu'il faudra que je pose à l'auteur si jamais j'ai la chance de le croiser (3).
Je crois qu'avec le patron nous pourrons grâce à ce livre, s'il n'est pas vendu trop cher (4), faire cet automne des lecteurs heureux.
Ce n'est pas donné à tous les auteurs de faire passer une lectrice d'abord réticente d'une forme d'ennui consciencieux à de l'admiration.
(1) Les livres de Cécile Coulon qui parvient à créer une atmosphère américaine à partir de trois fois rien m'ont rendue d'une exigence diabolique sur ce point. Et la qualité d'ambiance dans "Une bonne raison de se tuer" de Philippe Besson. Après je ne saurais dire précisément pourquoi dans ces deux cas, j'y suis, j'y crois alors que dans l'autre j'ai l'impression d'une Amérique "en studio". Et en plus de quel droit je peux juger de ça moi qui n'ai fait qu'un seul et bref voyage là-bas.
(2) une mère juive un peu trop "mère juive", le trait trop chargé ; dommage, un poil plus de subtilité et elle faisait vraiment rire.
(3) concernant une correspondance pour la compréhension. Le texte n'est pas en cause, je sais que c'est moi qui n'ai pas compris. Et pour l'autre les fluctuations de l'humour.
(4) En ce moment au dessus de 23 €, la moitié des lecteurs, qui sont des lectrices reposent l'ouvrage qu'on vient de leur donner terriblement envie de lire en disant d'un air de demander pardon "Je crois que je vais attendre sa sortie en poche".
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