(et perdre probablement ce qui m'aurait sauvée ainsi que le principal intéressé).
"Disons qu'il est parti, qu'il est revenu, qu'il est reparti et revenu, et ainsi de suite. Il m'a tant et si bien tourné la tête que j'ai fini par passer mon temps à l'attendre. Non que je ne me sois pas occupée à trouver d'autres amoureux. Je ne suis pas une étourdie. Mais le premier me manquait toujours pour finir. Avec un autre je m'ennuyais au restaurant, je m'ennuyais au téléphone, je m'ennuyais même au lit, au beau milieu du vif du sujet. Inutile de jouer les princesses, j'étais prise et bien prise.
- La petite soeur de mon copain Didier va venir partager mon appartement, m'avait-il dit un jour [...].
- Ah oui, avais-je répondu en reprenant un verre de bière [...].
- La famille n'a pas d'argent, je rends service.
Dans un sens ou dans l'autre, c'est un type qui aime rendre service, pour peu que votre regard ne soit plein ni de sentiments ni de regrets.
- Elle est gentille ? ai-je demandé.
Mais je n'ai pas d'illusions, je n'ai plus l'âge.
- Une gamine [...] a-t-il répondu, entendant ainsi qu'il s'agissait d'inaptitude de la jeunesse, et se trompant lui-même à grand-peine.
Il souriait comme s'il avait deux cent vingt ans de sagesse, et encore je ne crois pas qu'un homme se calmerait devant une petite pour deux cent vingt minables années. Le sourire voulait me montrer la différence entre lui et la petite, et la différence d'égards due à mon rang.
Je reconnais ce sourire depuis que je suis née. Il me joue les vieilles rengaines et je connais la musique. Il annonce que la petite sera dans son lit avant qu'on ait eu le temps de se retourner. Je n'en veux pas aux petites, ce n'est pas le sujet. Je n'en veux pas aux hommes, ils ne savent pas ce qui leur arrive. Comme rien ne sert de prévenir je n'ai (1) rien dit.
Quinze jours après la petite était dans le lit. Comptez seize jours et elle sortait publiquement à son bras. C'est la première fois qu'il est vraiment parti. J'ai changé de travail. Je me suis ennuyée. Je n'insiste pas sur le souci qui m'a été créé à cette occasion. On croît toujours qu'on va mourir d'amour, moi comme les autres bien entendu, mais je ne meurs pas (2)."
Marie Desplechin, "Trop sensibles", nouvelle "Mon cousin Gérard" (Editions de l'Olivier pages 58 à 60)
(1) presque
(2) Je tiens à préciser que l'auteur du texte est d'un milieu bourgeois. Un peu plus en bas dans l'échelle sociale, là où celle des sentiments par et pour autrui est la plus élevée, ça arrive hélas. Car ils ne sont pas un luxe pour se désennuyer. Mais souvent avec la solidarité une sauvegarde de nos existences mêmes.
addenda du 15/08/09 : Par égard pour le principal intéressé, il me faut préciser que j'ai perdu du moins pour l'instant, ce versant-ci de mon pari.
(mais je n'ai pas non plus ma place auprès de lui)
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