"Mon traître" de Sorj Chalandon
(éditions Grasset, janvier 2008)
Ce livre méritait un billet soigné qui soulignait ses qualités littéraires et historiques. Et puis voilà chez Rue89 Hubert l'a fait et à part un bémol qu'il émet au sujet du narrateur, qui à moi convient comme un gant, je suis d'accord en tout et n'aurais pas su si bien l'écrire.
J'ai aimé en lisant me remémorer de ce qu'à l'époque des événements réels qui ont servi de trame à cette fiction sensible, j'avais cru comprendre.
Reste une part du travail de Sorj Chalandon qui est évoquée mais peu, alors qu'elle n'est pas pour rien dans l'effet profond que me fait son bouquin et qu'il fera à toutes les âmes fracassées par une confiance brisée. Alors je vais tenter de m'y coller. J'ai un peu peur d'être trop personnelle, ou pas assez, pas à la hauteur de ce que j'aimerais pouvoir exprimer. Pardon par avance si je n'y parviens pas mais la semaine va s'entamer qui ne me laisse d'autre choix que d'écrire à présent malgré de l'épuisement.
PS : Le titre du billet est emprunté à celui de l'un des chapitres lui-même allusion à un personnage d'un des films de John Ford, "Le mouchard"
C'était mieux, je croyais. C'était mieux quand on allait écouter un auteur qui parlait de son livre nouveau de l'avoir lu avant. Il y avait à ça une foule de bonnes raisons.
L'une d'entre elle, égoïste, venait du risque permanent qu'au cours de la discussion ne soit dévoilé bien trop de la narration, et qu'une fois arrivée entre nos mains, elle ait alors perdu de sa séduction.
Une autre, pragmatique, était que c'était le moment où jamais de poser à l'auteur des questions sur ce qu'on n'avait pas su comprendre ou qui nous avait particulièrement intrigués. Eventuellement lui fournir des informations en retour qui pourraient lui être utiles.
Mais voilà, depuis mardi dernier, je ne crois plus ça.
Coincée par ma vie et d'autres lectures amies , je n'avais eu que le temps d'apprendre à pisser (1) avant d'aller l'écouter. Je connaissais le thème du livre, mais les propos échangés m'avaient déjà remués. Au point qu'au lieu de rentrer chez moi, je me suis empressée en sortant de foncer sur la suite dans un café voisin que je connais fort bien.
Je n'ai connu ni trahison, ni traître, mais des laisser-tomber d'une violence redoutable. Par deux des trois ou quatre adultes au monde qui pour moi comptaient du plus près. Pour un cas c'était l'homme de ma vie qui un soir ordinaire et sans dispute m'a déclaré tremblant que depuis 14 ans la femme de la sienne était en fait une autre. Pour l'autre une amie qui 5 mois après que j'ai encaissé ce premier coup et quelques autres de plus grande dureté (2) a déclaré forfait. A force de malheurs, je l'avais oppressée.
De quoi être à tout jamais, puisque j'ai survécu, compétente en abandons subis, stupéfactions fatales et remises en cause des meilleurs moments d'un passé.
Sous les réactions d'Antoine, le luthier français, que les Irlandais avaient si bien adopté, j'ai retrouvé les miennes. Les miennes exactement. Tout y est, en mots précis et brefs, quand il m'en faudrait quinze pour évoquer ce qui est exprimé. Toutes les questions qu'on se pose sur le passé commun, ces Est-ce que c'était vrai ? Est-ce qu'il ou elle trichait ? Quand avais-je auprès de moi une personne qui m'aimait ? Etait-ce jamais ? Parfois ? Un semblant permanent ?
L'état de choc quand survient la nouvelle (Antoine tombe, j'avais pour ma part décroché de la réalité tellement elle dépassait mon entendement, et cru être dans un cauchemar qu'il me fallait faire cesser avant qu'il ne me détruise), les errements des jours suivants, les phases successives d'incrédulité et de désespoir, les proches qu'on revoit mais qui n'expliquent pas, car eux-mêmes sont sinon touchés du moins dans l'incompréhension de ce qui s'est joué, des mises en garde qu'on n'écoute pas, et à l'unique occasion de brèves retrouvailles les questions qui fuient parce qu'en tête elles ont trop résonné, la fraternité ou l'amour brisés et la mort avant elle (3).
Je peux valider et les fièvres (j'en ai souffert nuits après nuits 7 mois durant) et le froid perpétuel, malgré les étés ; je peux, oui, attester qu'"être en hiver" n'est pas qu'une expression de plume ou clavier, et témoigner des gestes qu'on fait sans plus savoir, comme de ceux qu'on décide trop fort et des longs moments de contemplation quand la sidération regagne.
La seule chose dont je ne peux rien dire est l'ivresse pour l'oubli ou l'anesthésie de la souffrance, car l'alcool sur moi n'a pas ou peu d'effet, et que la Guinness et le Picon Bière ne me demandent aucun effort, ainsi que de la colère qui tente de se frayer un chemin, mais n'y parvient pas bien, ne tenant que 8 lignes, bien moins que la tristesse (4). Je ne sais pas en vouloir à mes assassins. Antoine lui-même ne sait pas bien et qui stabilisé par un beau métier (5) est que moi plus solide.
Et ce souci qu'il a pour les proches de l'incompréhensible et qui est aussi le mien.
La fiction permet quand elle est menée avec tant de coeur et de justesse d'aller plus loin qu'un pur témoignage. Les mots de l'auteur me soulagent. Ils soulageront de partage tous ceux qui ont souffert de sentiments brutalement brisés.
Je me méfierai désormais du sujet de ses livres avant une rencontre publique avec un écrivain. Si j'avais lu celui-là avant le jour dit, je me serais effondrée en pleurant dans les bras de qui l'avait écrit, ce qui ne fait pas partie des risques admissibles du métier.
Seul un frère de souffrance pouvait exprimer celle-ci comme il l'a fait.
Guérit-on jamais d'une confiance fracassée ?
Croiser Antoine, le luthier français peut en tout cas un peu aider.
merci Sorj et pas que pour les Irlandais (mais pour eux, aussi).
(1) comme un homme, dans un pub irlandais, pour la V.F (version féminine) voir ici et son illustration.
(2) problème graves de santé d'un enfant, entre autre. Va bien à présent.
(3) Si j'en dis davantage, je risque de gâcher une lecture ultérieure, mais tout est dit page 264 et suivantes
(4) page 265, décidément de ce livre j'aime la fin. Il est juste jusqu'au bout.
(5) dans ce roman il est luthier et tout ce qui affleure sur le violon est tellement ressenti j'étais persuadée que l'auteur en était au moins musicien amateur. Il n'en est rien. Chapeau bas.
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