Dans ce qui me semble être une vie antérieure et que je finis par craindre être la seule période de ma vie où j'aurais avec bonheur gagné durablement mon pain, je travaillais à Livre Sterling et lisais de toutes mes forces et lisais les blogs qui parlaient de livres aussi, j'avais lu ceci chez une amie, et c'était épinglé dans un coin de ma tête "Ce livre est pour moi" - quand on reconnait d'emblée quelque chose qui va compter -, et puis c'était un jour d'anniversaires et j'avais la tête ailleurs et de toutes façons il s'agissait d'un livre qui n'était plus disponible, peut-être n'avais-je pas même eu la présence d'esprit d'en noter l'auteure et le titre, ne serait-ce que dans l'idée de le consulter à la BNF.
Dans le dernier mois que je passais à la librairie des quartiers huppés, une cliente - il y en avait de fort bon goût, et d'un niveau certain - était venue me demander "Un livre écrit par une libraire à Berlin et sur lequel Modiano avait écrit quelque chose". Dès que j'avais eu un moment j'avais effectué la recherche et l'avais trouvé. J'avais même trouvé le bouquin qui arrivait tout juste, puis m'en étais acheté un exemplaire. J'en avais entamé la lecture, mais j'étais encore en phase de Le travail d'abord, et de lectures à achever en premier. D'où que je l'avais mis de côté.
De toutes façons avec l'Arbalète de Thomas Simonnet c'est comme avec La Cosmopolite de chez Stock du temps de Marie-Pierre Gracedieu, quelque chose dans leur choix me correspond profondément et je n'ai jamais été déçue.
Et puis la belle histoire du ressurgissement du livre, forcément, me touchait. Elle est belle en soi. Elle est belle parce qu'un blog y a joué le rôle de courroie de transmission. Elle est belle parce qu'une amitié y joue un rôle important (quelqu'un passe le livre à quelqu'un d'autre en sachant qu'il lui plaira). Elle est particulièrement belle pour moi qui connais l'une des protagonistes et un des autres par ailleurs (Paris est petit, c'est toujours comme ça). Elle est belle aussi parce que Patrick Modiano est passé par là. Elle est belle, quoi.
Par dessus le marché, sans que j'aie à m'en mêler - à part de m'exclamer Oh oui ! quand on nous l'a dit, ce qui a peut-être désintégré une ultime pointe d'hésitation - il est le livre à lire pour début février par les lecteurs de l'Attrape-Cœurs, ô joie.
Alors je l'ai enfin lu aujourd'hui, dimanche gris, encore passablement patraque, et tout à fait prête à plonger dans le passé. Et même si l'aventure décrite est rude : l'auteure témoigne sans détours de sa vie à Berlin dans la belle librairie française qu'elle y avait audacieusement créée (avec un mari qui est tout à fait absent de la narration, comme il avait été déporté et que le livre a été rédigé en 1944 peut-être souhaitait-elle ne pas risquer d'attirer l'attention sur lui s'il était encore vivant ?) et de la façon brutale dont les persécutions nazie l'en avait chassé puis de ses différents refuges en France et de ses tentatives de fuite vers la Suisse où elle avait des amis prêts à l'accueillir, elle prend un tel soin à conserver un point d'humour et à retracer avec précision toutes les bontés, tous les secours qu'elle a croisés, que ce témoignage est d'un réconfort absolu.
Je n'ai pas pu le poser de toute l'après-midi et du début de la soirée, il m'a à sa façon abrité de la petite maladie, je me suis sentie protégée moi aussi.
Sur une époque que je croyais connaître il m'a appris des éléments concrets que je n'avais ni lu ni entendu ailleurs ; parce que personne n'avait songé à en faire état (1).
Son style, simple et d'une élégance surannée qui est celle de ceux des livres survivants de la bibliothèque populaire de ma grand-mère maternelle que j'ai pu parcourir (2), m'a fait me sentir chez moi, ou dans un "chez ma grand-mère" que je n'ai jamais connu (3).
Et en plus il m'indique un chemin pour l'avenir, pour les temps terribles qui ne nous seront que par miracle épargnés.
En fait c'est limite pour un petit bonheur du jour : ç'en est un grand.
(1) Par exemple (parmi beaucoup) le fait que dans le cadre des rationnements en France, dont le tabac faisait partie, seuls les hommes y avaient droit. Et aussi un usage du certificat de baptême en quasi-guise de sauf-conduit.
(2) Ce n'est pas un hasard, ils datent des années 1936 à 1943. Et peut-être qu'à l'époque ils paraissaient rédigés en un style relâché que des anciens méprisaient.
(3) Elle est morte fin 1944 tombée malade peu après un accouchement que l'agitation des mois d'après le débarquement n'avait pas facilité, ni les maisons pleines de courants d'air parce que toutes esquintées. Le bébé n'avait pas survécu bien longtemps lui non plus.
[photo : l'écran de l'ordi sur lequel je venais d'effectuer la recherche et de reconnecter mes neurones (Bon sang mais c'est bien sûr !) le 15 octobre peu avant 15h]
billet publié dans le cadre des Bonheurs du Jour.
Lotissement chez Kozlika qui a lancé le mouvement et le lien vers tous les bonheurs (pour s'inscrire c'est par ici- grand merci à Tomek qui s'est chargé du boulot -)
Chez Couac : Bonheur du jour écrit le lendemain - jour 3 et Bonheur du jour 4
Ainsi qu'un bonheur qui ne fait pas à proprement parler partie des bonheurs du jour mais qui en est un quand même : chez Karl La Grange Le bonheur de l'anomalie.
Il y avait aussi un truc du côté de l'écriture, mais il va falloir attendre un peu avant de savoir si ça prend la tournure d'un bonheur, ou si le cours des choses va m'obliger à le laisser de côté. Ainsi que les échanges silencieux via twitter ou les messageries, avec les ami-e-s. Je ne me suis pas sentie trop seule, pour un dimanche gris.
billet en commun avec Traces et trajets
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